Seinen manga [1] de Daisuke Moriyama, qui avait déjà signé le très bon Chrno crusade [2], World Embryo fait partie de ces titres peu connus, à la publication en France chaotique (en moyenne un tome par an), qui n’en reste pas moins formidable, tant pour le soin apporté à sa réalisation, que pour l’exploitation astucieuse et bien pensée d’une idée – ici le rapport entre mensonge et mémoire, menant à la fuite de la réalité.
Riku Amami a tout du lycéen parfait sous tout rapport : bon élève, un brin sportif (il a pratiqué le kendo) et apprécié de ses camarades. Seulement il a la mauvaise habitude de travestir la vérité ou, plus simplement dit, de mentir. Il a en effet des difficultés avec les relations humaines et préfère souvent dire ce qui l’arrange, ou ce qui arrange tout le monde. Une façon de fuir la réalité, d’éviter de souffrir en s’y confrontant.
Un jour, Riku reçoit sur son téléphone portable un message envoyé par sa sœur, Amane, décédée un an plus tôt. Notre héros se rend dans un hôpital abandonné mais n’y trouve dans un premier temps que des voyous. Il est sauvé par deux mystérieux adolescents qui semblent pister quelque chose. Les choses dégénèrent lorsque les voyous se transforment en monstres après avoir reçu un appel sur leur téléphone portable !
Les deux adolescents mystères invoquent alors des armes surnaturelles, des « jinkis », pour détruire ces monstres qu’ils nomment des « kanshus ». Riku découvre l’existence de l’Infection, un mal mystérieux qui se propage par le réseau des téléphones portables et transforme les gens en monstres.
Cependant cette métamorphose n’est qu’un aspect du phénomène. Les personnes changées en monstres disparaissent de la mémoire de ceux qui les connaissaient, tout comme ceux qu’ils ont tués. Les victimes sont ainsi effacées purement et simplement de la réalité. De plus, les survivants perdent tout souvenir de leur rencontre avec un kanshu. Seuls les utilisateurs de jinki sont immunisés contre ces pertes de mémoire et disposent du pouvoir de détruire ces monstres.
À cela s’ajoute pour Riku, la découverte dans l’hôpital d’un cocon dont sort un bébé qui semble être la réincarnation de sa sœur : Neene. Débute alors une longue quête pour notre héros, recherchant la source de l’Infection, poursuivant l’ombre de sa sœur et protégeant Neene, qui attise de nombreuses convoitises.
La relation qui se noue entre Riku et Neene, qui grandit à une vitesse anormale, apparaît d’emblée complexe. Notre héros ment à tout le monde, et se ment à lui-même, prétendument pour la protéger. De façon évidente il recherche à travers cette dernière l’image de sa sœur disparue, oubliant parfois que Neene reste une personne distincte.
World Embryo se présente en tant que genre, comme un pont entre le shônen [3] et le seinen. Si le cadre de l’histoire, avec ses adolescents dotés de pouvoirs et ses monstres à affronter pour sauver l’humanité a tout du shônen classique, le traitement de l’histoire le rapproche du seinen : certes beaucoup d’action mais pas de duel "shonesque".
À la place, un récit fortement orienté mystère, avec des intrigues à tiroirs (remonter à la source de l’infection, comprendre son fonctionnement, déterminer l’origine des jinkis, etc.), accordant une place primordiale à la psychologie de ses personnages et aux drames – comme les errances morales de Riku, dont les mensonges vont mener souvent à des tragédies.
Les thèmes de la mémoire et l’oubli se trouvent exploités de façon étonnante, portés par un nombre important de personnages, cachant tous secrets, regrets et névroses. Les faux-semblants et les manipulations sont légion, et ce onzième tome, lançant le dernier acte du manga, en est un parfait exemple : pas de véritable méchant à abattre, mais un ensemble de personnages aux désirs contrariés, allant de la question de la place dans le monde, passant par la recherche des êtres perdus, à la pure vengeance.
Débuté en 2005, World Embryo s’est terminé en prépublication au Japon il y a quelques mois. Les deux derniers tomes -douze et treize- sortiront en septembre au pays du soleil levant. Un nombre raisonnable pour une série de qualité, sans longueur excessive, dotée d’une histoire et d’un univers soignés, mêlant plusieurs genres et ambiances avec habileté. Un titre recommandé.
(par Guillaume Boutet)
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World Embryo T11. Par Daisuke Moriyama. Traduction Tristan Brunet. Kazé Manga, Collection "Seinen". Sortie le 20 août 2014. 226 pages. 7,99 euros.
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[1] Seinen : désigne un type de manga ayant pour cible éditoriale les hommes adultes.
[2] Publié initialement au Japon de 1998 à 2004, Chrno crusade compte en tout huit tomes et a été édité en France par Asuka, label ancêtre de Kazé Manga. La série n’est actuellement plus commercialisée.
[3] Shônen : désigne un type de manga ayant pour cible éditoriale les garçons adolescents.