De nos jours, la série XIII provoque souvent un double sentiment d’attraction et de méfiance auprès du lecteur de bande dessinée. S’il n’en désavoue pas la qualité des premiers cycles qui ont permis à la bande dessinée réaliste de franchir un cap jusqu’alors jamais atteint, on entend souvent que les derniers tomes sont achetés moins par goût que pour compléter la série.
La succession des XIII Mystery ou la sortie d’un supplément de L’Express (Le Vif en Belgique) consacrant 116 pages à cette série culte pourraient alimenter cette impression de machine commerciale inébranlable. Ce serait pourtant oublier la qualité de ces parutions.
Un ouvrage de référence… en kiosque !
Animée à bout de bras par Dargaud depuis plus de vingt ans : l’éditeur a multiplié les intégrales et les éditions anniversaires de XIII tout au long de ces années, on pouvait légitimement se demander comment L’Express pouvait proposer une centaine de pages au contenu inédit. La réussite de cet hors-série tient dans la diversité de son sommaire : on retrouve certes des informations que les fans se doivent de connaître, mais elles sont ponctuées de documents ou d’illustrations inédites, ce qui permet au novice de poser des jalons de cet univers tentaculaire.
Après une présentation des auteurs originels et actuels de la série, ainsi qu’un bref rappel de son canevas, on s’attarde sur l’art de William Vance, un des auteurs réalistes les plus aboutis et les plus prolifiques entre son arrivée au Journal Tintin en 1964 et le premier album de XIII en 1984. L’article rappelle tous les éléments qui ont permis à son dessin de culminer sur XIII, en décryptant notamment certaines cases qui aident à comprendre sa mise en scène et sa technique. Cette présentation intitulée Vance, le taiseux est introduite par un saisissant autoportrait inconnu !
Si le supplément met en lumière XIII Mystery en proposant parmi d’autres des interviews de Xavier Dorison, auteur du scénario du premier tome de la série, et Christian Rossi qui a dessiné le récent neuvième opus, ainsi qu’une analyse en détail de cet spin-off majoritairement très réussie, il donne aussi la parole à des lecteurs « hors du commun » : la ministre française de la culture Fleur Pellerin, le romancier Marc Levy, l’ancien ministre Laurent Wauquiez, l’homme d’affaires Michel-Édouard Leclercq, le comédien Pierre Arditi, ainsi que le député "frondeur" Pouria Amirshahi.
Des inédits, ou presque !
Le supplément de L’Express aurait pu se cantonner à ces articles de fond et ces présentations plus populaires. Mais l’éditeur a intelligemment placé quelques éléments qui vont attirer l’œil de l’expert de la série. Pour ceux qui n’aurait pas la patience d’attendre le prochain album de la série-mère qui a été reporté, on trouve un dossier complet sur cette future parution ainsi que les sept premières pages en couleurs de cet album plusieurs fois reporté (on nous dit que ce n’est pas la faute de Jigounov...) et qui paraîtra finalement avant l’été 2016.
À l’autre-bout du numéro, les amateurs seront heureux de retrouver la fameuse nouvelle Traquenard & Sentiments, un récit que Jean Van Hamme avait écrite pour la collection Phila-BD de la Poste Belge, et dont les quatre mille exemplaires sont depuis longtemps épuisés et recherchés ! Illustré par Vance, ce récit met en scène le retour de XIII aux USA, après l’épisode du Costa Verde, sur la trace des anciens condisciples de Jason Fly. L’avantage de la nouvelle sur la bande dessinée est de pouvoir se placer directement dans la tête des personnages, et d’en apprendre un peu plus sur la relation entre XIII et Jones.
Autre élément à souligner, la double-page qui recense tous les acteurs ou figures réelles qui ont influencé les traits des personnages de fiction, des plus connus comme Lee Marvin ou Colin Powell à Whitney Houston et les autres. Le supplément revient également sur quelques talons d’Achille de la série : certaines libertés géographiques, les fondations du personnage de XIII par rapport au Bourne de Ludlum, les adaptations plus ou moins réussies aux petits et grands écrans (on notera une photo prise sur le vif d’une discussion animée entre Van Hamme et Claude de Saint-Vincent, le PDG de Dargaud, tandis que Vance compte les points entre les deux hommes), etc.
Le point d’orgue de cet hors-série réside en ce long entretien exclusif accordé par Jean Van Hamme. Il détaille la création du personnage et revient surtout sur chacun des treize premiers albums de la série. Pour chacun d’entre eux, il donne des détails inédits, évoque des remords, des anecdotes ou des envies. Bref, il dissèque littéralement sa création, ce qui se révèle très enrichissant pour ceux qui connaissent et apprécient ces albums mythiques. Petit défaut dans la présentation presque parfaite du supplément, l’un ou l’autre visage des personnages caractéristiques d’un album est parfois un peu trop pixellisé, ce qui est dommage lorsqu’on connaît la finesse du trait de Vance. En dépit de l’une ou l’autre petite coquille, on se rattrape heureusement avec les superbes couvertures américaines, qui sont placées en vis-à-vis des explications du scénaristes. Pour rappel, ces couvertures avaient été utilisées par Dargaud pour un tirage unique de huit mille exemplaires à l’occasion des vingt-cinq ans de la série. Ce supplément permet une nouvelle fois de populariser ces dessins peu connus, souvent de véritables toiles de maîtres.
Point de vue identique pour Les Femmes de XIII ! En effet, jamais une série n’avait mis en scène autant de personnages féminins bien éloignés du rôle de faire-valoir. Olivier Van Vaerenbergh signe donc un portrait pour chacune d’entre elles, accompagné de dessins réalisés par Vance pour le portfolio Women de Champaka, encore un témoignage de l’art du dessinateur épuisé depuis longtemps.
L’ADN de ce supplément tient donc dans le recyclage habiles des images rares (et parfois même inédites) de Vance, afin d’illustrer des articles populaires ou pointus, mais toujours bien étayés. La mise en page aérée permet de lire ce pavé par petites doses, en continuant de bénéficier d’infos pertinentes et générales. Outre Traquenards et Sentiments et le long témoignage de Van Hamme, on notera la présence de documents exclusifs, tels que des photographies des auteurs à des moments-clés, ainsi que les reproductions de deux lettres de Van Hamme à Vance : écrites en 1987 et 1996, elles dévoilent les coulisses de la création, et témoignent que le destin de XIII aurait pu prendre un bien autre chemin !
XIII Mystery : bien plus qu’une série de spin-off
Inaugurée magistralement avec La Mangouste de Dorison & Meyer qui brillent actuellement avec Undertaker, la série des XIII Mystery s’est révélée finalement un intéressant complément à la série-mère. Inégale par définition, certaines associations d’auteurs (toutes inédites) ont permis d’aboutir sur d’audacieux partis-pris. Ainsi le déroutant album consacré au fugace personnage de Martha Shoebrigde, sans doute la moins glamour des femmes de XIII, mais dont Frank Giroud & Colin Wilson sont parvenus à tirer un passionnant préquel au Jour du Soleil noir.
Une exposition se déroule à la Maison de la BD de Bruxelles est justement consacrée à ces deux héroïnes de XIII aussi différentes qu’intéressantes : Marta Shoebridge, la médecin alcoolique qui soigne XIII dans le premier tome de la série, et la volcanique Felicity Brown qui domine le tome 2 Là où va l’indien ainsi que l’épisode du Costa Verde. C’était l’occasion de recueillir les commentaires de ces auteurs, à commencer par Frank Giroud :
« Dès le début, j’ai voulu travailler sur Martha Shoebridge, car c’est un des personnages les plus émouvants de la série, parce que j’apprécie les destins de femmes, et que l’on ne sait pratiquement rien d’elle. Après le stimuli de départ, je préfère avoir la liberté de pouvoir créer plutôt que de me raccrocher à trop d’éléments inamovibles. Pour autant, mon défi énorme était cette demande du cahier des charges de relier Martha aux autres personnages de la série. Dans le cas de Marta, c’était compliqué car elle disparaît avec que les autres n’apparaissent. Cette gageure excitante m’a imposé de me triturer les méninges, un réel plaisir ! Rien ne m’ennuie tant que le manichéisme ou les personnages monolithiques : je cherche les fêlures avant de les agrandir et je vois comment l’individu de papier cherche à les réduire. J’ai aussi essayé de rapprocher Martha le plus possible du lecteur, par exemple avec le chien dont le nom n’a finalement pas été choisi au hasard si l’on est attentif… Je voulais surtout étudier les réactions d’une fille brillante et pleine de valeurs, mais issue de la classe moyenne, ce qui l’amène à être méprisée par cette caste qui la juge sur sa façon de s’habiller et son comportement.
Concernant le personnage de William Sheridan qu’on connaissait très peu, je suis resté dans la ligne de l’inspiration de Jean Van Hamme, en prenant JFK comme modèle : le politicien homme à femmes, avec un aspect un peu crapuleux sous l’idole. Rappelons que Jean Van Hamme est impliqué de A à Z dans ces albums, et qu’il a suivi le développement de l’intrigue depuis le début du synopsis jusqu’à la fin de l’écriture du scénario ! Lorsqu’on indique sur la page de titre qu’il dirige la collection, ce n’est pas du marketing ! »
« Concernant mon association avec Frank, continue Colin Wilson. « Nous avions essayé à plusieurs reprises de travailler ensemble, mais sans que nos projets n’aboutissent. Et après trente ans, l’occasion nous a donc enfin été donnée de concrétiser cette envie commune ! J’ai été surpris d’apprendre que nous allions travailler un personnage féminin, car j’ai parfois du mal à bien retranscrire une héroïne sans tomber dans l’aspect glamour et idéalisé que l’on voit normalement en bande dessinée, et très stéréotypé dans les comics américains.
Concernant les décors, les voitures et les autres éléments, j’ai dû créer une ligne du temps pour bien comprendre en quelle année se situait chaque séquence, car on se balade sur près de dix ans. À partir des bons éléments, j’ai alors essayé de recréer l’atmosphère authentique de l’époque aux États-Unis. Une autre difficulté résidait dans la reprise de personnages préexistants qu’il a fallu rajeunir ! Concernant les dernières pages de l’album, j’ai effectivement voulu me rapprocher du style de William Vance afin de réaliser une continuité avec le premier tome de XIII ! »
Felicity Brown, une héroïne non dénuée de reliefs
Outre XIII, Felicity Brown est un des rares autres personnages de la série qui arbore plusieurs identités. Mais que lui arrive-t-il entre le tome 2 de la série-mère où elle assassine le patriarche Rowland, et le tome 9 où on la retrouve au bras du dictateur du Costa Verde, non sans avoir noué une relation avec le sombre Colonel Peralta ? Et comme est-elle parvenue dans ces situations souvent sordides ? Une partie des réponses avaient déjà été données par Van Hamme et Vance dans The XIII Mystery – L’Enquête, notamment la rencontre entre Felicty et le père Rowland à Las Vegas, mais pas mal d’éléments restaient inconnus, ce qui a motivé Matz et Rossi à explorer la fuite éperdue de la blonde volcanique.
Après une tonique entrée en matière où l’on renoue avec la belle au sang froid, les auteurs nous entraînent dans un vrai road-movie au cours duquel on en apprend plus sur le passé de Felicity. Cette cavale sanglante permet surtout d’éclairer son caractère, parfois trop rapidement survolé dans les tomes de XIII. Matz donne du relief à cet aspect lisse, sans pour autant renier la personnalité connue des lecteurs. L’intrigue est dominée par un tempo très soutenu, sans aucun temps mort et, sur le chemin du Costa Verde, l’amateur de la série appréciera retrouver le marquis Armand de Préseau.
Si Christian Rossi semble avoir parfois un peu de mal avec la chevelure vaporeuse de son personnage, sa mise en scène est aussi efficace que son approche des États-Unis de la fin du siècle dernier. Les scènes de banlieues sur fond de soleil couchant apportent l’atmosphère nécessaire pour cette course contre la mort entreprise par la seule héroïne négative de XIII, qui mêle autant d’ambition que de crises de désespoir. Une belle façon de redécouvrir les coulisses de la série-mère dans son cycle le plus réussi !
Quant à l’album de la série-mère, le tome 24 intitulé L’Héritage de Jason Mac Lane, il est décalé à juin 2016. Mais avec ce supplément de L’Express, l’exposition et les XIII Mystery, on peut prendre le temps de patienter !
Propos recueillis par Charles-Louis Detournay
(par Charles-Louis Detournay)
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XIII, dans les coulisses d’une œuvre mythique (L’Express BD / Le Vif), en vente en kiosque : 7,90 €
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XIII Mystery T9 Felicity Brown - Par Matz & Christian Rossi (Dargaud) chez Amazon ou à la FNAC
XIII Mystery T8 Martha Shoebridge - Par Colin Wilson & Frank Giroud (Dargaud) chez Amazon ou à la FNAC
XIII T24 L’Héritage de Jason Mac Lane - Par Iouri Jigounov & Yves Sente (Dargaud) chez Amazon ou à la FNAC
L’exposition "Deux héroïnes de XIII" se tient jusqu’au 12 novembre à :
La Maison de la BD
Boulevard de l’Impératrice n°1
Bruxelles (Belgique)
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