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Yves Swolfs ("Durango, Légende, Prince de la Nuit") (2/3) : « En dehors du western, le médiéval est le genre qui me convient le mieux »

Par Charles-Louis Detournay le 12 mars 2015                      Lien  
Le nouveau tome du "Prince de la nuit" se déroule à la fin de l'Antiquité, aux frontières orientales de l'Europe. On y découvre comment l’icône d'une nation en rébellion contre les Romains fut poussée dans ses retranchements et souhaita devenir un vampire. Le cadre graphique et psychologique de ce nouveau cycle emprunte à la série "Légende", précédemment réalisée par Swolfs.

Pour bien comprendre ce que vous avez mis dans ce nouveau tome du Prince de la Nuit, il est essentiel de saisir que le propos de Légende touche également au désir, ce qui inclut pas mal de trahisons, mais aussi à l’importance du plaisir dans la construction des personnages…

Yves Swolfs ("Durango, Légende, Prince de la Nuit") (2/3) : « En dehors du western, le médiéval est le genre qui me convient le mieux »
Le tome 7 du "Prince de la Nuit" sort ce 11 mars

Pour le héros, Tristan, je sous-entends que l’apprentissage charnel s’est sans doute accompli avec une jeune fille de la bande de voleurs qu’il avait intégrée. Je ne me suis pourtant pas attardé sur cet aspect, puisque ce n’était pas réellement le propos que je voulais traiter, car l’amour est plus abordé dans le second cycle. Quant à Eol, cette part plus sombre de l’évolution de l’être, j’explique que son initiation au plaisir s’est déroulée de manière catastrophique, sans doute parce que son père l’a volontairement isolé de sa mère, l’élément féminin, croyant produire un surhomme, alors que c’est l’inverse qui se produit, induisant sa perte en quelque sorte. Un autre des différences d’évolution entre les personnages que je désirais mettre en avant...

Il y a une once de fantastique dans ce premier cycle (de petites fées apparaissent, on représente l’âme des personnages sur le point de mourir), mais sans que cela soit réellement très présent...

Je voulais que l’élément fantastique demeure dans les rêves des personnages, qui sont d’ailleurs très importants. Ces rêves sont soit une évocation fantasmée, soit une perception de ce qui occupe leur inconscient. Mais je ne voulais pas plus mêler le fantastique à la trame pour éviter de tomber dans l’Heroïc Fantasy ; ce n’est pas mon rayon. Bien sûr, la sorcellerie peut faire appel à cela, mais c’était dans le langage de l’époque. Et puis, un brin de magie donne du cachet à l’ensemble, tout en se prêtant fort bien à l’univers qui est décrit. Je fais également une exception dans le cinquième tome, où j’inclus du symbolisme autour du grimoire.

Légende, tome 2

Mais cet évocation de l’évolution et l’apprentissage d’un héros aurait pu se placer dans un autre univers, alors pourquoi avoir choisi le Moyen-âge ? V

J’avais pris beaucoup de plaisir à réaliser le premier Prince de la nuit dans ce contexte moyenâgeux, ce qui m’a poussé à me lancer dans un autre récit médiéval. Puis mon graphisme s’inscrit dans un courant plus adapté au western ou des récits anciens. Pour ces mêmes raisons, je ne me suis jamais lancé dans des récits contemporains ou anticipatifs, alors que j’ai utilisé ces univers dans Vlad et James Healer, car cela me poserait beaucoup de problèmes de dessiner des décors urbains, à moins qu’ils soient vraiment très décrépis ! (rires) Les voitures ou les immeubles lisses représenteraient un gros cauchemar, à moins de m’associer avec un autre dessinateur. En dehors du western, le médiéval est ce qui me convient le mieux.

Mis à part le dessin, vous vous appropriez le genre, en jouant par exemple sur les dialogues. Certains termes d’époque font d’ailleurs autant sourire ! Dans Légende, vous placez des termes comme "Seigneuresse", "mauvaiseté, "souvenance", etc.

Je me suis surtout inspiré de mes propres lectures, mais pour être honnête, il faut avouer que ce n’est pas vraiment du langage médiéval, mais plutôt tiré des XVIe et XVIIe siècles. Il faut pourtant utiliser un parler ‘couleur locale’, car les propos actuels paraîtraient incongrus dans la bouche des personnages. J’ai voulu trouver le juste milieu entre cette ‘vraisemblance’ tout en gardant une bonne lisibilité générale.

D’une manière plus globale, j’essaye de ne pas me lancer dans des récits qui demandent trop de documentation, ce qui peut parfois paraître pesant comme dans Dampierre : vous pouvez réunir autant de documents que vous voulez, vous finirez toujours par faire une erreur et un spécialiste viendra vous la mettre sous le nez. Au bout de deux albums, cela a fini par m’énerver et c’est pour cela que j’avais laissé cela à Pierre Legein qui adore les recherches historiques. Pour ma part, je n’en fais que lorsque c’est absolument nécessaire. Pour Légende, je compulsais régulièrement l’encyclopédie de Viollet-Leduc, j’ai rassemblé des livres sur les costumes du Moyen-âge, et des photos tirés de films bien documentés… Je désire juste rester crédible.

Légende, tome 6

Est-ce pour cela que le cadre de cette série demeure assez flou : vous évoquez l’évêque de Mayence et le Saint-Empire germanique…

Nous sommes d’une part ou l’autre de la frontière franco-allemande, dans une région imaginaire non loin de l’Alsace. Je ne voulais pas être plus précis, mais il me fallait tout de même fixer un cadre historique, que cela soit en lien avec les costumes, mais aussi avec les rôles des dominants de l’époque, comme cet évêque ou le représentant de l’empereur. Juste ce qu’il faut de références historiques pour éviter de faire des erreurs, tout en demeurant en dehors d’un lieu précis.

Vous nous avez habitués à quelques hommages et références dans vos arrière-plans. C’est la première fois que vous vous représentez vous-même dans un personnage, Alexandre des Hautes Terres.

Je dois avouer que c’est tout à fait fortuit. On me dit souvent que je me projette beaucoup dans mes héros, et c’est vrai qu’on peut retrouver également quelques traits de reconnaissance entre le Chevalier Tristan, Dampierre et Durango. Mais pour Alexandre, j’ai fait une recherche de personnage pour qu’il ne ressemble pas au Chevalier : cheveux bruns en opposition aux blonds, etc. C’est sans doute une incarnation purement inconsciente, car Alexandre est d’ailleurs mon second prénom.

Le Prince de la Nuit, tome 4

Vous avez également joué sur la symbolique des couleurs pour les arrière-plans.

J’ai voulu stigmatiser des moments précis du récit : le vert pour les rêves, les flashbacks sont plutôt en rouge-bruns, etc. Puis, les scènes intérieures avec Shagan et Eol sont dans les oranges-rouges, reflets des éclairages à la torche, mais qui apporte également une connotation négative. De même, je voulais symboliser la lutte mentale entre deux personnages à la fin du premier cycle. Le pouvoir de suggestion de Shagan est réel et lui confère la force complémentaire de pouvoir influencer les êtres en jouant sur leurs points sensibles. Le seul à pouvoir s’en affranchir était son ancien maître. Je voulais montrer cet affrontement par une image forte en dépassant le dessin des personnages. La meilleure transcription que j’ai trouvée était de les représenter en dragons. Puis, c’était un ‘animal’ que je n’avais jamais dessiné et le défi me semblait plaisant ! (Rires)

Ce premier cycle de cinq ans vous avait tout de même demandé pas mal de travail, car il a fallu attendre huit ans pour le lire dans sa globalité…

Les trois premiers tomes sont parus à mon rythme habituel, puis j’ai eu une vie personnelle qui est devenue très compliquée. Je vous passe les détails, mais c’est pour cela que chacun des deux derniers albums m’a pris le double de temps. Pour bien faire de la bande dessinée, il faut une vie stable, car dessiner un album est un vrai marathon. Chaque élément qui vient casser ce rythme, pénalise lourdement la productivité.

Mise à part Rémission pour que vous aviez écrit pour Brice Cossu, vous n’avez plus lancé d’autres scénarios après les arrêts de Vlad et James Healer. Est-ce pour les mêmes raisons ?

À l’époque de Rémission, je projetais de créer une mini-collection dans laquelle divers dessinateurs seraient regroupés autour d’une thématique, dans le style d’Hanté de Christophe Bec. J’ai été ravi de travailler avec Brice Cossu, un jeune auteur très doué, que j’ai guidé dans la narration des premières planches, avant qu’il ne comprenne tout cela de lui-même et produise un travail magnifique. Mais j’aurais du sortir cela chez Aire Libre et pas chez Soleil, car le thème leur convenait moins.

Puis, je dois concéder avoir réalisé quelques erreurs de contexte avec des points pas suffisamment aboutis, car ce genre fantastico-psychologique était nouveau pour moi. Pourtant, le fond était bon et nous avons eu des feedbacks assez forts de la part des lecteurs. Avec le recul, je le ferais sans doute autrement. Mais je garde l’idée de la collection, les scénarios sont dans mes tiroirs, cela sortira peut-être prochainement.

Le Prince de la Nuit, tome 7 : La traversée de l’humain vers le vampire...

Si on reprend la plupart de vos héros emblématiques, vous présentez des personnages souvent sans peur et sans reproche. Est-ce votre vision de la bande dessinée d’action ?

C’est sans doute ma vision de l’aventurier que l’on rêve d’être en dehors de notre vie quotidienne. C’est d’ailleurs pour cela qu’on fait également ce métier d’auteur, pour projeter une part de soi-même mais qui ne nous correspond finalement pas réellement. Et puis, j’aime beaucoup traiter de personnages forts, même si avec le temps, ils semblent de plus en nuancés !

Malgré son rôle d’archétype du western, je pense que Durango a également changé légèrement dans la trilogie réalisée avec Thierry Girod. Avec l’âge et l’expérience, notre vision évolue et c’est pour cela que mes personnages perdent cet aspect lisse pour s’étoffer de faiblesses.

N’auriez-vous pas envie de mettre en scène une héroïne plutôt qu’un personnage masculin ?

Ce serait intéressant, mais je me méfie des héros féminins car il y a également pas mal de poncifs qui sont légion : cela me fait rire de voir une nana en armure-carapace avec une épée aussi grande qu’elle, et qui se bat contre des molosses dans des positions très acrobatiques ! Je peux comprendre qu’il y ait un public intéressé, que cela permet de réaliser de très belles statuettes, bien en chair, mais je ne suis pas convaincu de l’intérêt de remettre le couvert avec les mêmes clichés. Dans mes projets, l’un d’entre eux met en scène un personnage féminin, sorte de pendant du héros masculin. Mais tout cela mérite encore réflexion.

Le Prince de la Nuit, tome 7 : combats et trahison...

Vous parliez de cette idée de vous associer à d’autres dessinateurs. C’est une manière de passer à un rythme de publication plus rapide ?

Je sais que le lecteur est désireux d’avoir plus rapidement ses albums et apprécie donc les séries multi-dessinateurs, mais cette course pousse parfois à réaliser de mauvais choix : le rythme de dessin peut trop élevé, ou alors certains dessinateurs plombent un excellent concept car ils ne sont pas du niveau des autres. Cette obligation de parution m’énerve donc un peu. Je veux donc prendre mon temps pour écrire, puis choisir les dessinateurs avec soin. Cet aspect de puriste peut sembler un peu obsolète dans notre époque, mais je refuse de brader mes séries.

Plus globalement, avez-vous envie de vous mettre en danger, de travailler plus vite ou de changer de technique ?

Après autant d’années sur ma table à dessin, je ressens une certaine fatigue alors que les histoires me viennent assez naturellement. Je me sens dans la peau d’un moine copiste qui vit dans son atelier, coupé du monde. Or, je veux vivre aussi ! Je voudrais donc me relancer dans de nouveaux albums, tout en gardant un maximum de plaisir et en minimisant si possible les contraintes. Se lancer un nouveau projet qui prendra dix années a un effet très démoralisant lorsqu’on projette la masse de travail à abattre, surtout quand l’impératif est de sortir son album annuel. L’éditeur le voudrait tous les dix mois, et le lecteur peut sans doute attendre tous les 18 mois, mais passé cet intervalle, cela devient compliqué. Je réfléchis donc à me concentrer sur les scénarios, quitte, si je veux demeurer partiellement au dessin, à trouver un collaborateur qui m’assisterait.

Le Prince de la Nuit, tome 6

Quel type de dessinateur voudriez-vous trouver ?

On me dit souvent que les expressions de mes personnages transmettent bien leurs sentiments au lecteur. Je pense donc que je devrais garder cet avantage. Pour analyser ce qui m’est plus pénible à dessiner, il faut savoir que je suis arrivé à Saint-Luc à Bruxelles assez tard dans mon cursus, après quelques années universitaires en journalisme, alors que je vois que d’autres, ou les jeunes d’aujourd’hui, ont débuté bien plus tôt, avec parfois un parcours plus technique dès les années de lycée. J’estime donc que mon bagage de dessinateur n’est pas complet et je connais bien mes limites. Bien entendu, je tente de compenser ces faiblesses à l’aide de petits trucs, mais je sais que certaines techniques me font plus souffrir que d’autres. Si je trouvais un dessinateur qui avait plus d’habilité que moi sur ces points, nous trouverions alors un terrain propice à collaborer, et donc à travailler plus vite pour une qualité graphique stable, voire supérieure, j’espère.

J’observe pas mal de jeunes qui possèdent un superbe crayonné, qui mais restituent un encrage assez froid. On pourrait donc apprendre l’un de l’autre. Mais cela pourrait rester au stade de la réflexion, car je ne me sentirais peut-être pas capable d’apprivoiser un tel processus. Que cela soit au niveau des récits ou des façons de dessiner, je me situe à un carrefour de ma vie professionnelle, où les directions à emprunter ne manquent pas. J’ai encore beaucoup d’autres scénarios dans mes tiroirs qui ne demandent qu’à sortir. Je me demande d’ailleurs si mon rêve n’est pas de devenir exclusivement un scénariste.

Demain, la suite de cette interview...

(par Charles-Louis Detournay)

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Photo en médaillon : CL Detournay

 
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