C’est un véritable phénomène de société qui commence à être remarqué par la grande presse, souvent en mal de sujet au moment du Festival d’Angoulême. « La télé mise en bulles : c’est la dernière tendance au rayon livres où les bandes dessinées issues de programmes font une arrivée remarquée. » écrit Emmanuelle Bosc dans 20 Minutes [20 janvier 2004]. Tandis que Terra Economica [Numéro 43 du 13 janvier] mentionne les railleries des détracteurs qui les trouvent « vite et mal dessinées. » Et, de fait, on a vu en 2004 défiler une pléiade de stars qui ont plus ou moins prêté leur nom à des BD. Le filon n’est pas près de s’épuiser : après la StarAc dont les représentants viendront faire la fête à Angoulême, les L5, Caméra Café, Homo Sapiens, c’est bientôt la BD tirée de l’excellente série « 24 heures Chrono » qui va arriver dans nos bacs.
Un produit assumé
La recette est vieille comme la BD puisque dès le début du cinéma, un acteur comme Chaplin prêta son nom et sa physionomie à des BD indépendantes de ses films, d’ailleurs excellemment dessinées en France par le Grand Prix d’Angoulême Jean-Claude Forest. Il y a dix ans, les éditions Dupuis faisaient le bide de la décennie en publiant des BD adaptées de œuvres de Paul-Loup Sulitzer. Et après tout, quand ces mêmes éditions publient des ouvrages sur les « femmes en blanc » ou quand Bamboo en publie une autre sur « Les Profs », ils ne font rien d’autre que Moïse Kissous, le patron de Jungle qui publie Caméra Café, Bob L’éponge, et les Annonces d’Elie Semoun (il s’apprête d’ailleurs à récidiver avec une version BD de Fort Boyard et de Peopl’ettes, l’émission d’Arianne Massenet sur Europe 1, annonçant plusieurs autres deals en accord avec TF1) : prendre en compte une population de fans pour leur proposer des produits dérivés de leur univers favori. Un marketing de niche, assumé et... recherché puisque Bob L’éponge a d’ores et déjà vendu 40.000 exemplaires et les acheteurs de Caméra Café se comptent par centaines de milliers.
La réassurance par la marque ?
Car le fait est maintenant avéré, petits comme grands éditeurs s’y mettent. On peut penser que l’utilisation de ces marques obéit à une première nécessité : celle de rassurer le point de vente (et le consommateur) par un produit dont le profil est reconnu. C’est la première conséquence de la surproduction. Face à un flux de nouveautés en constante augmentation ( Livres Hebdo pointait +35% à fin septembre par rapport à 2003, signalé-je dans un article de L’Année de la BD 2004-2005 qui sera en kiosque ce vendredi 21 janvier), le public est perdu. Par conséquent, il se dirige vers des marques à notoriété forte qui le rassurent.
« Dupuis-like »
Le succès de l’éditeur Bamboo a été pour la plupart des acteurs du marché comme un électrochoc. Il y a quelques années, la situation était rassurante. Il y avait les petits éditeurs, pour la plupart des « indépendants », correctement implantés en librairie, mais auxquels la grande distribution était interdite. Et puis, il y avait les « grands » dont la puissance résidait précisément dans leur implantation dans les grandes surfaces. Or, cette situation a changé. D’abord, on s’aperçoit que même des éditeurs « alternatifs » comme l’Association sont capables de succès avec Persépolis de Marjane Satrapi ; ensuite des opérateurs comme les Centres Leclerc, en cautionnant le Festival d’Angoulême et en menant des opérations de marketing autour de sa sélection, ont réduit à rien ce fonctionnement binaire ; enfin, et c’est là que leur aventure est exceptionnelle, Bamboo n’innovait pas. Quelle était sa recette ? Identifier une profession et formater une BD qui parle de ses soucis quotidiens avec de l’humour. Or, cette recette, Dupuis l’appliquait depuis des années avec Les Psys, Les Femmes en blanc, etc. Des BD souvent signées Raoul Cauvin. Bamboo n’a fait que s’engouffrer dans une brèche laissée ouverte. Ce jeune éditeur ne faisait rien moins que ce que les Américains appelleraient du « Dupuis-like. » Avec à la clé un succès commercial immédiat.
Pour les grands éditeurs, c’est un affront. Ainsi, n’importe quel petit outsider copiant un leader pourrait accéder rapidement à un seuil profitable sur le marché ? Inutile de dire que ce cas d’école souligne leur fragilité.
La reconquête du jeune public
Longtemps, les éditeurs se lamentaient du vieillissement de leurs lecteurs. Le renouvellement peinait à se faire. Et puis un jour, le soleil levant a éclairé le marché. Les mangas ont conquis en quelques saisons un marché de jeunes que l’on croyait à jamais perdu pour la BD. Là aussi, camouflet pour les éditeurs traditionnels. Or, si l’on y réfléchit, la BD « pipeule » ne fait pas autre chose que les mangas pour les jeunes. Elle s’adresse avant tout à des kids nourris à la télé et quand Soleil propose une BD StarAc, c’est à eux qu’il s’adresse. Donc contrairement aux affirmations des mauvaises pythies, il est probable que cette population n’aurait jamais acheté, ou alors rarement, une BD franco-belge classique, de toute façon identifiée comme la « BD de Papa ».
L’autre effet positif, sur la création cette fois, c’est que ces séries permettent l’écolage de dizaines d’auteurs à la notoriété nulle. Il est évident qu’ils ne dessineront par la StarAc toute leur vie. En revanche, ils auront bien vécu de leur travail, le temps que leur série reste au top des lucarnes. A cela s’ajoute un constat : la plupart de ces BD endossent le style classique franco-belge. Cette BD est devenue un débouché pour le style classique grand public. Qui sait si dans ces jeunes pousses, il n’y a pas le Zep ou l’Uderzo de demain ?
Alors, a-t-on affaire là à un marketing cynique qui correspond à une mode saisonnière ? On peut avoir cette impression. Mais nous pensons, au contraire, que cette tendance va perdurer et qu’elle continuera de (bien) vivre, en dépit du mépris d’un certain nombre de bédéphiles éclairés.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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