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Il y a trente ans disparaissait Vaughn Bodé

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 18 juillet 2005                      Lien  
Le 18 juillet 1975, il y a 30 ans, disparaissait Vaughn Bodé, l'une des figures éminentes de l'Underground américain. Sorte de « Jim Morrison » de la BD, il a profondément marqué sa génération. Son influence se perpétue encore aujourd'hui. Elle est visible dans le travail de nombreux graphistes hip-hop, et notamment dans les tags qui décorent les murs de nos cités.
Il y a trente ans disparaissait Vaughn Bodé
Erotica
un de ses rares albums publiés en français.

Difficile d’imaginer les petites nénettes potelées de l’héroïc-fantasy actuelle, qu’elles sortent des pages de Régis Loisel ou de Tarquin, sans le choc originel du graphisme de Bodé qui influença toute l’école Métal Hurlant, de Moebius jusqu’à Yves Chaland.

Né à Utica (près de New-York) aux Etats-Unis, le 22 juillet 1941, il est le fils d’une mère, Elsie, qui l’élève seule avec ses deux frères et sa soeur, et d’un père, Kenneth Bodé, poète jamais publié, battant femme et enfants, chômeur et ivrogne à plein temps. Le couple divorce quand Vaughn a dix ou onze ans. Il s’en suit quelques années de galère où il est placé chez des oncles du côté de sa mère. Il s’invente des mondes imaginaires qui lui permettent de s’échapper de cette réalité sordide. Après une période où il s’intéresse de près à la religion (il envisagea de devenir prêtre sans savoir, expliquera-t-il plus tard, si ce choix l’attirait en raison d’une fonction contemplative qui canaliserait ses pulsions sexuelles ou si c’était le port de la soutane qui l’excitait), il quitte ses parents et se met en ménage, puis se marie en 1961, avec une copine de lycée, Barbara Hawkins, issue d’une famille baptiste de stricte observance. Ils ont un fils deux ans plus tard, Mark, qui deviendra dessinateur lui aussi.

Après ses obligations militaires (il est réformé en 1958 après avoir servi un an, pour des « raisons psychiatriques »), ses débuts professionnels dans la publicité, où il porte les cheveux courts et une cravate de circonstance, puis dans le commerce de l’art, activités qu’il ne poursuit pas longtemps, il reprend bientôt ses études. Malgré une situation financière déplorable et une femme et un enfant à charge, il entre à l’université de Syracuse, où il réussit brillamment. C’est là, dit-on, qu’il inventa dans le magazine étudiant Sword of Damocles, une histoire de 6 pages intitulée The Masked Lizard, un être mi-lézard, mi-adolescente prépubère qui sera son personnage de référence. Le magazine se vendit comme des petits pains. Durant deux ans et demi, il multiplia les dessins où des lézards extraterrestres et guerriers peuplent des albums publiés par l’office des étudiants ou les pages du magazine estudiantin d’art Vintage. En l’espace d’un an, Bodé se construit une petite réputation qui lui permet de subvenir à ses besoins. Sa femme et son fils étant venus le rejoindre, celle-ci se trouve de plus en plus en décalage avec ses expérimentations sexuelles qui tournent au sado-masochisme. Une consultation psychiatrique faite par le couple en vint à conclure que Bodé souffrait d’une « schizophrénie paranoïde », ce qui eut pour effet d’enchanter le dessinateur. Le couple finira cependant par divorcer sans pour autant que les relations soient rompues.

Pionnier de l’Underground

Pendant ce temps, Bodé ne reste pas inactif. Sa carrière décolle littéralement. Avec l’argent de son frère, Bodé publie en 1963 la revue Das Kampf qui achève sa reconnaissance et qui le place aux côtés de Spain Rodriguez et Robert Crumb parmi les fondateurs de la BD underground. Il entre comme directeur artistique d’une société de relation publique et, à ce titre, produit des dizaines de publications et de shows dont il assure la cohérence artistique. Dans le même temps, il contribue comme illustrateur à des dizaines de fanzines et revues de BD ou de SF dans lesquels il crée notamment la série Cobalt 60.

Cheech Wizard
rencontre Vaughn Bode

Il débarque à Manhattan en 1966 et collabore aussitôt à East Village Other [1], puis comme directeur artistique de son supplément « comix » Gothic Blimp Work. C’est un moment d’intense activité. Il constitue avec Jeff Jones et le déjà bien rôdé Bernie Whrightson un trio d’illustrateurs très en vue. Il publie Deathbone dans Galaxy Magazine entre 1969 et 1971, ainsi que, pendant quelques années, dans le magazine Cavalier. Son chef d’œuvre Cheech Wizard paraît dans National Lampoon Magazine entre 1971 et 1975, tandis que l’éditeur de San Francisco Last Gasp publia Junkwaffle entre 1971 et 1974, de même que ses autres ouvrages, notamment Lizard Zen, Erotica et Schizophrenia, furent publiés chez Fantagraphics. Il reçut un Hugo Award en 1969 et un Yellow Kid au Festival de Lucca en Italie en 1975.

A la recherche d’une identité sexuelle

Vaughn Bodé
un look ambigu.

Ces années correspondent pour Bodé à une recherche d’identité spirituelle et sexuelle. Le dessinateur se définissant lui-même comme « auto-sexuel, hétérosexuel, homosexuel, maso-sexuel, sado-sexuel, trans-sexuel, uni-sexuel et omni-sexuel ». II fut de toutes les expériences. Son apparence, ces années-là, était celle d’un androgyne « glamour queen ». Après avoir tâté du bondage, il se déclara prêt à passer sur le billard pour changer de sexe, mais il y renonça quand il s’aperçut que les hormones femelles avaient supprimé sa libido. Son parcours est raconté dans deux ouvrages autobiographiques, Confessions Of a Cartoon Gooroo (Confession d’un gourou de la BD), où il construit une théorie esthétique inspirée de Walt Kelly [2] et de James Joyce (?!?), et Schizophrenia, où il se représente lui-même dissertant de son identité sexuelle, travesti façon drag-queen, souvenir sans doute d’une enfance perturbée par une mère qui aurait préféré qu’il soit une fille. Une œuvre unique en son genre. Il meurt brutalement, en pleine gloire, à San Francisco, le 18 juillet 1975, à la suite, selon son fils Mark, d’une « expérience mystique » (en réalité une strangulation autoérotique) qui aurait mal tourné.

Une influence majeure sur les graphistes de la nouvelle génération

Sa manière est reconnaissable entre toutes : un dessin ample qui réinvente pour la BD le « style nouille », un trait moderne bien que perpétuant le délié du Pogo de Walt Kelly, des couleurs psychédéliques et un discours surtout marqué au sceau de son époque : sexe, drogue, rock ‘n roll, Peace and Love, les va-t-en guerre du Vietnam étant ridiculisés plus qu’à leur tour dans ses bandes. Son apport à la culture pop est indéniable même si elle n’est pas trop reconnue, sauf par des graffeurs réputés comme Dondi, Kel, Noc, Seen, Tracy et Can Two qui se réclament de son influence. Il se fit littéralement piller graphiquement par le réalisateur-culte de dessins animés Ralph Bakshi pour Wizard.

Cheech Wizard

Publié très tôt en France, notamment par Neptune et Futuropolis, ses albums eurent un succès d’estime qui menèrent à son invitation en 1975 au tout jeune festival d’Angoulême. Il y produit un de ses fameux « Bodé’s Cartoon Concerts » (comme quoi le Festival n’a jamais fait, l’année dernière, que réinventer l’eau tiède) où l’auteur qui entretenait un look érotique et ambigu racontait une histoire en l’accompagnant de projections de ses dessins, jouant le rôle de ses principaux personnages. Le spectacle fit sensation dans cette petite ville de province où l’on n’avait pas encore trop l’habitude des chevelus. Moebius, qui était présent, s’en souvient comme d’une expérience « fantastique ».

Un peu oublié, Bodé n’est plus disponible en français aujourd’hui que dans les boutiques d’occasion. On peut trouver ses œuvres en anglais chez l’éditeur américain Fantagraphics.

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN :

Pour en savoir plus :

- Le site de Mark Bodé (son fils) également dessinateur.
- Le site de Fantagraphics
- Lire le livre de Dez Skinn, Comix The Underground Revolution (Préface de Denis Kitchen), Collins & Brown, London, 2004.

Illustrations (c) Vaughn Bodé, Fantagraphics. Photos : DR.

[1Quand Art Spiegelman présenta ses dessins à EVO, son rédac-chef Walter Bowart le vira car ses BD ne comportaient aucune allusion au sexe et à la drogue, « choses pour lesquelles, confessa Spiegelman, je n’avais à l’époque aucune expérience. »

[2Auteur de la BD Pogo, un daily-strip extrêmement moderne à son époque, développant un discours écologique précurseur.

 
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