« Soudain, comme la foudre, un éclair gigantesque envahit le ciel. Une boule géante fulgurante, rouge, blanche... Incandescence absolue... Je perds connaissance... » C’est par ces mots que le mangaka Keiji Nakazawa raconte comment, alors qu’il est encore un enfant de six ans, la bombe lui tombe dessus à Hiroshima.
« L’art inexorable du témoignage » (Spiegelman)
Parmi les centaines de milliers de civils anéantis, la plupart des membres de sa famille. Cette expérience unique, Nakazawa la transcrit dans le poignant récit de « Gen aux Pieds nus », traduit en français par Gen d’Hiroshima, dont six volumes sur dix sont déjà parus chez Vertige Graphic [1]. Art Spiegelman, auteur de la préface de l’édition américaine, a écrit à son sujet : « La plus grande vertu de ce travail est son abrupte et totale sérénité. Sa conviction et son honnêteté nous permettent de croire à l’incroyable, à l’impossible qui pourtant se produisit à Hiroshima. C’est l’art inexorable du témoignage. » Ce témoignage, sec et cinglant comme une trique, nous l’avions recueilli voici quelques temps en faisant l’interview du célèbre mangaka.
La vie, peu à peu, a repris ses droits. Dans un Japon dévasté, humilié, mais repentant des atrocités commises par une soldatesque qui avait pris le contrôle du pays, un pays empoisonné par le nationalisme et la propagande, Nakazawa a essayé de raconter son histoire, non sans difficultés. Comme pour la Shoah qui n’a pu accéder au discours, à la mémoire, qu’après un moment de résilience, un silence assourdissant de près de quarante ans, les gens ne voulaient pas entendre les souffrances des survivants. Grâce à la BD, comme ce fut le cas pour Maus de Spiegelman, ce témoignage est arrivé jusqu’à nous, avec cet avantage qu’il produit là un réquisitoire de première main, motivé par la seule volonté que cette absurdité ne se produise jamais plus.
La peur nucléaire
Dans la BD, la peur du feu nucléaire alimente très vite les scénarios de nos auteurs. Des grands classiques comme Blake & Mortimer, Tintin ou Jean Valhardi évoquent cette menace, que ce soit de façon directe comme chez Jacobs ou métaphorique, comme chez Hergé. Dans un cas comme dans l’autre, la BD stigmatise le bloc communiste, la recherche compulsive de l’arme fatale, cette science dévoyée de sa mission progressiste par quelques savants fous assoiffés de pouvoir. Il n’y a que Franquin (et Greg) qui, dans les épisodes de Spirou où apparaît Zorglub, trouve la parade contre ces rodomontades viriles : le métomol ramollit les canons dressés par les militaires en proie aux excès de testostérone. Cette peur peut sembler aujourd’hui risible. À l’époque, elle ne l’était pas. En pleine guerre froide, en 1948, le dessinateur Jijé embarqua femme, enfants et dessinateurs (en l’occurrence Franquin, Morris et Will) aux États-Unis et au Mexique, persuadé qu’il était que l’Europe serait le prochain endroit où tomberait la bombe. À cause d’elle, au début des années cinquante, l’école de Marcinelle envoyait des dessins d’un côté à l’autre de l’Atlantique !
Ces modèles marquent les générations suivantes d’autant que ce climat de guerre froide contient quelques ingrédients romanesques typiques des romans d’aventures pour la jeunesse : les figures héroïques, la formule secrète, la menace ultime, les soldats de l’ombre...
De grands pourvoyeurs de mythes modernes comme Henri Vernes, dans sa série Bob Morane, Jacques Martin dans sa série Lefranc ou encore Willy Vandersteen dans Bob & Bobette, sauront offrir des variations sur le même thème, que ce soit dans le domaine du trafic d’uranium (cf. "Les contrebandiers de l’Atome" pour Bob Morane), celui de l’arme chimique et du chantage terroriste dans La grande Menace pour Lefranc ou encore, dans le registre comique, et même du comique surréaliste, comme lorsque Vandersteen, personnalisant dans Bob & Bobette deux atomes extrêmement attachants, bâtit toute son intrigue sur l’attraction fatale de ces deux éléments qui, une fois réunis, provoquent la destruction finale [2]. Ce type de récit n’est pas étonnant de la part du dessinateur anversois qui avait déjà tourné en dérision une guerre des mondes digne de H.G. Wells en la concluant par un très évangélique "Aimez votre prochain" [3].
De l’angoisse du néant à la dérision, le chemin de la catharsis était prévisible. Mais ce sont incontestablement les récits d’anticipation qui nous offriront les chants les plus beaux, qu’ils soient désespérés ou qu’ils portent, au contraire, une lueur espoir.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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En médaillon : Keiji Nakazawa, rescapé d’Hiroshima et qui raconte son expérience au travers du manga "Gen d’Hiroshima" (Editions Vertige Graphic). Photo : DR.
• Entretien avec Keiji Nakazawa..
• La bombe en héritage partie 1/4.
• La bombe en héritage partie 2/4.
• La bombe en héritage partie 3/4.
• La bombe en héritage partie 4/4.
• Notre chronique de "La Bombe".
[1] Le témoignage de Nakazawa est aussi lisible dans un petit livre de textes « J’avais six ans à Hiroshima. Le 6 août 1945, 8h15 publié au Cherche-Midi.
[2] in Le Semeur de Joujoux, 1969.
[3] in Le Père Moustache, 1958.
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