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Les Aventures de Luther Arkwright - Bryan Talbot - Kymera

Par François Peneaud le 12 février 2006                      Lien  
Attention, chef-d'œuvre: en quelque 200 pages, Bryan Talbot donne une magistrale leçon de bande dessinée qui a influencé des auteurs anglo-saxons comme Alan Moore ou Warren Ellis. Excusez du peu.

Les éditions Kymera ne font décidément pas dans la facilité : alors qu’aucun éditeur français ne s’était attaqué à ce monument de la BD britannique que sont Les Aventures de Luther Arkwright, l’éditeur de l’excellent Scarlet Traces nous propose un seul tome grand format, superbement imprimé [1], pour un travail acclamé par des auteurs aussi variés que Will Eisner, Moebius, Alan Moore ou Michael Moorcock.

Bryan Talbot [2] fait partie de ces auteurs qui ont influencé des générations entières de créateurs de BD, sans être eux-mêmes reconnus à leur juste valeur.
Talbot commence sa carrière au milieu des années 70 dans l’underground de son pays, avec des histoires mêlant science-fiction et humour, le tout sur fond de psychédélisme bien de son temps. Son travail sur Luther Arkwright débute dès 1978, mais ne sera terminé que dix ans plus tard, pour cause de disparition de l’éditeur. Entre temps, Talbot se fait un nom dans le lectorat anglais avec ses illustrations pour des séries de 2000AD, le fameux magazine qui vit naître Judge Dredd, entre autres sur des scénarios de Pat Mills (Slaine avec Bisley, Requiem avec Ledroit). Après la fin de Luther Arkwright, Talbot va beaucoup travailler de l’autre côté de l’Atlantique, surtout pour DC, avec, dans le désordre, des Batman (tout seul) ou du Sandman avec Neil Gaiman (pas encore traduit en France) ou, plus récemment, des Fables sur scénario de Bill Willingham.

Les Aventures de Luther Arkwright - Bryan Talbot - Kymera
Une case du Vilain Rat

Mais surtout, il a réalisé fin 1994 une mini-série intitulée Tale of One Bad Rat [3], tout seul et en couleur, dans laquelle une jeune fille victime d’inceste s’enfuit de chez elle, accompagnée de son rat domestique et de son talent pour le dessin. L’utilisation à la fois réaliste et fantasmatique des œuvres de Beatrix Potter permet à l’auteur de parler de façon franche mais non voyeuriste d’un problème peu abordé dans la BD, surtout anglo-saxonne. Cette histoire, reprise rapidement en album, vaudra à Talbot de nombreux prix dans de multiples pays, mais cela ne suffira pas pour qu’un éditeur français se décide à se lancer dans l’adaptation en français de ce livre-univers qu’est son Luther Arkwright.

Le régime de Cromwell étale sa puissance

En fait, il s’agit plutôt d’un livre-multivers, puisque les aventures de Luther Arkwright prennent place dans un ensemble d’univers parallèles, en proie à un affrontement à l’échelle cosmique, qui se joue néanmoins sur un plan très humain.
Contrairement aux autres êtres vivants, Luther est unique dans le multivers, et cette particularité (plus celle de pouvoir se mouvoir librement entre les parallèles) va faire de lui un enjeu crucial du jeu de pouvoir qui oppose les Disrupteurs, agents multiversels d’un mystérieux ordre, et WOTAN, l’agence planétaire du parallèle 00.00.00, où l’espèce humaine a réussi à bâtir un monde de paix à la technologie avancée.
Une grande partie de l’histoire se déroule sur le parallèle 00.72.87, un monde où les partisans de Cromwell ont réussi à garder le pouvoir pendant les trois derniers siècles [4], l’Angleterre vivant donc sous un régime puritain et fasciste, pendant que la résistance royaliste continue à faire rage. Seule l’influence des Disrupteurs a permis au régime cromwellien de se maintenir, la mission d’Arkwright pour WOTAN étant donc de faire pencher la balance du côté des royalistes pour faire sortir de leur tanière les maîtres du jeu et remonter à la source de leur pouvoir...

Talbot en plein exercice de narration éclatée

Aussi dense et passionnante que soit l’intrigue elle-même, cette œuvre est encore plus remarquable par le travail de Bryan Talbot sur la narration et le découpage. Venu de l’underground britannique, Talbot a finalement été plus influencé par la littérature de l’époque (comme le Jerry Cornelius de Michael Moorcock, que les lecteurs de Moebius connaissent pour l’avatar du personnage utilisé dans Le Garage Hermétique) ou le cinéma progressiste (on pense à Nicholas Roeg et à son Homme qui venait d’ailleurs, par exemple), pour le travail sur la narration. Graphiquement, son style semble être un mélange très étudié de grands illustrateurs comme William Hogarth et de dessinateurs de BD comme le Moebius de l’époque. Bien avant la plupart de ses confrères, Talbot expérimente les effets de compression/décompression temporelle, comme pour une célèbre séquence se déroulant en quelques secondes mais prenant 9 pages et quelque 70 cases, les narrations multiples sur une même page, et une construction générale souvent non linéaire, ce qui rend la lecture parfois ardue, mais la relecture toujours fascinante. Son utilisation des pleines pages est plus proche de celles des auteurs franco-belges que de celle de leurs confrères anglo-saxons (plutôt des décors ou des scènes que des portraits), et la variété graphique de son dessin laisse déjà admiratif - il ne fera que continuer à creuser cette voie dans les années suivant la fin de son travail sur Arkwright. Des années avant Moore sur Watchmen ou V for Vendetta, il décide de ne pas utiliser d’onomatopées ou de bulles de pensées. Par contre, il ne recule pas devant les pavés de textes, qu’ils soient explicatifs, descriptifs, ou qu’ils permettent au lecteur d’accéder au flux de conscience d’Arkrwright lors de ses multiples expériences mentales. Sans le limiter à une religion ou à un courant mystique précis, Talbot fait passer à son personnage principal une série d’épreuves classiques qui l’apparentent finalement non pas à une figure christique, mais bien plus à un être qui aurait atteint sa potentialité, un surhomme qui ne regarderait pas de haut les autres humains.

Comme toutes les œuvres sérieuses de Talbot (qui a jadis réalisé plusieurs histoires fantastiques parodiques très amusantes), Luther Arkwright présente un aspect fortement humaniste, autant par les idéaux défendus par le personnage que par la vision d’un auteur qui renvoie dos à dos fascistes et royalistes, et affirme le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.

(par François Peneaud)

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L’éditeur propose un long article sur la carrière de l’auteur.

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[1Les films ayant été refaits pour une récente édition tchèque, cette édition est de bien meilleure qualité que toutes celles en anglais !

[2Voir notre interview de l’artiste.

[3L’Histoire d’un vilain rat, Vertige Graphic, 1999 ; le seul album traduit en France de cet auteur.

[4Alors qu’ils l’ont dans notre réalité perdu rapidement après la mort de Cromwell en 1658.

 
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