Il y a un mois, Dupuis était une société florissante qui faisait de beaux bénéfices... On la découvre aujourd’hui en crise. Qu’en est-il ?
Entre-temps, le directeur général de Dupuis, M. Dimitri Kennes, a donné sa démission, de manière totalement surprenante en ce qui nous concerne, en la justifiant par des raisons très floues de perte d’autonomie, mais qui ne s’appuyaient sur rien de raisonnable. Et il nous a fallu 48 heures pour découvrir que c’était un plan beaucoup plus construit, qu’il avait derrière une ambition personnelle et sans doute patrimoniale de mettre la main sur l’entreprise et qu’il en avait convaincu la plupart des cadres dirigeants. Bien entendu, un groupe d’édition comme Média-Participations n’a pas vocation à revendre une entreprise qu’il vient de racheter. Nous continuons à croire au développement de Dupuis, au fait que l’association avec Dargaud, Fleurus, Lombard et Rustica est créative de valeur et de puissance et qu’il n’y a strictement aucune raison d’avoir changé d’avis brusquement, en une semaine, parce qu’un ancien directeur général a décidé d’en faire un objectif de carrière.
Ils vous ont fait une proposition de rachat de l’entreprise, et vous venez de dire que votre groupe ne l’accepte pas. Comment comptez-vous sortir de l’impasse ?
La plupart des managers ont fait savoir qu’ils soutenaient les analyses de Dimitri Kennes et qu’ils s’associaient à sa proposition de rachat de l’entreprise. Comme l’entreprise n’est pas à vendre, ils vont devoir choisir s’ils adhèrent à nouveau aux objectifs de Dupuis ou non. Et comme l’intérêt commun de tous, c’est bien sûr la défense de Dupuis, cette entreprise de communication orchestrée (puisqu’en réalité les médias sont utilisés pour déstabiliser l’entreprise, ses auteurs et son fond de commerce), ne peut évidemment pas durer. Déstabiliser une entreprise en avançant que l’on cherche à la défendre ne me semble pas très crédible.
Quelques auteurs, et pas des moindres, sont intervenus sur notre forum pour soutenir que Dupuis doit disposer de structures indépendantes tout en bénéficiant des synergies du groupe.
Aujourd’hui, et j’en suis tout à fait désolé, l’évolution et le changement rapide des événements, provoqués par le départ précipité de Dimitri Kennes, le fait que sa proposition et que la position du comité de direction n’ont pas été révélées d’entrée, m’ont empêché de communiquer normalement avec les auteurs sur cette situation et les conséquences. De toute façon, comme cette situation évoluait de jour en jour, cela aurait été compliqué de leur écrire à tout moment pour leur dire où l’on en était. J’ai déjà parlé à certains auteurs, je dois en voir d’autres. C’est ce qui est le plus important pour moi. Mais, malheureusement, compte tenu de la position actuelle des managers, je n’ai pas pu m’en occuper à temps. Le problème de base est assez simple.
Qu’est-ce qui s’est passé ? Pendant une dizaine d’année, Dupuis a été gérée comme une entreprise centralisée à Charleroi. La totalité des décisions opérationnelle était prises à Charleroi. L’adossement de cette entreprise à un groupe industriel, à un groupe d’édition, change un peu la donne. Nous n’avons pas de problème entre Paris et Charleroi, ou entre Bruxelles et Charleroi, ou entre la France et la Belgique, mais un problème de changement de fonctionnement. Il est évident que les éditeurs des maisons d’édition respectives de notre groupe ont un certain nombre de problématiques en commun qui ne mettent en cause ni leur autonomie, ni leur indépendance éditoriale, ni leur indépendance de fonctionnement. Mais en matière logistique, en matière de relation avec les impôts, en matière d’informatique, de gestion de la trésorerie, de logiciel comptable..., bref tout ce qui touche à l’univers logistique, administratif ou technique, une mise en commun des moyens se justifie. Ce qui veut dire que sur ces domaines là, on doit passer à une décision centralisée à une décision concertée. Le centre de décision logistique et informatique. Il n’est ni à Paris, ni à Bruxelles, ni à Charleroi : il est entre les trois. Et donc selon les sujets traités, les décisions doivent être partagées, concertées et éventuellement négociées. C’est ainsi que fonctionne notre groupe depuis plus de quinze ans. Et, comme en général les éditeurs ont les mêmes objectifs en matière de choix logistique, informatique, il n’y a jamais eu de débat. Aujourd’hui, les managers de Dupuis réalisent que cette mise en commun doit avoir lieu. Ils ont une grande résistance à ces changements. C’est une situation classique. Ils ont compris que, alors que tout se décidait à Charleroi, une partie des décisions allait être partagée avec les autres entités. C’est tout le fond du problème.
Ainsi, dès l’arrivée de Dupuis dans le groupe Média-Participations, la comptabilité de l’entité Dargaud/Lombard qui était à Bruxelles a été rapatriée à Marcinelle. La distribution des albums Lombard/Dargaud en néerlandais a basculé chez Dupuis à Martinrou (centre logistique à Fleurus). Je ne pense pas que du temps d’Albert Frère cela ait pu être envisageable. L’équipe de vente commune entre les différents labels de bande dessinée du groupe a été confiée à Claude Chevallier, l’ancien directeur de Dupuis Diffusion. Pendant un an, ces vendeurs ont eu une carte de visite Dupuis Diffusion et la restructuration commerciale leur a été confiée. La commercialisation des produits dérivés de la totalité du groupe a été confiée à Jean-Philippe Doutrelune, puis à Léon Perahia, des cadres de chez Dupuis. La gestion de tous les droits audiovisuels, de tous les catalogues de dessin animé, ont été confiés à Justine Bannister, également issue de chez Dupuis...
Six mois après l’acquisition de Dupuis, 100 % du CA de Dupuis, de Dargaud et de Lombard étaient confiés à des cadres de Dupuis. Il n’y a pas de position plus confortable et protectrice des intérêts de Dupuis que la politique que nous avons menée. Et tous les gestes qui ont été faits, l’ont toujours été dans ce sens là... Un résultat est que les frais de fabrication de Dupuis ont très sensiblement baissé en 2005 et très sensiblement contribué au résultat.
Comme, on peut le voir, ces revendications n’avaient aucun motif réel, il a été avancé des contrevérités en matière éditoriale notamment. Or, l’indépendance de Dupuis est absolue. La relance de Spirou a été suggérée par le groupe, adoubée par Dimitri qui s’en est emparée. L’entièreté des choix éditoriaux de lancement marketing de Spirou a été assumée par l’équipe de Dupuis. Et les investissements importants sur ce magazine ont été approuvés par les actionnaires.
La publication des différentes collections s’est déroulée normalement. Il n’y a eu strictement aucune perte d’indépendance. En revanche, la mise en commun des moyens de gestion, avec comme seul objectif d’être plus efficace, plus rentable ou plus rapide a commencé à se faire. C’est ainsi que cela a fonctionné, avec les équipes de Dupuis, parce que c’est sûrement pas grâce aux actionnaires que Dupuis, en 2005, a fait sa meilleure année.
Il a été dit que des réunions avaient été organisées entre les différents éditeurs du groupe pour aligner les prix payés aux auteurs du groupe...
Il n’en a jamais été question ! C’est un mensonge absolu que d’affirmer cela ! Cela fait quatorze ans que Dargaud et Lombard travaillent ensemble et ils n’ont pas les mêmes contrats. Je ne sais pas comment mieux démontrer qu’il n’y a aucune volonté d’harmonisation. Le contrat avec l’auteur fait partie de la politique éditoriale. L’existence d’un magazine change déjà le rapport avec l’auteur, puisque certaines séries vont y être publiées, d’autres pas... Dargaud et Lombard n’ont plus de magazine. Il n’y a jamais eu de doute à ce sujet. Je peux vous lire une réponse que je faisais à Dimitri Kennes à ce sujet : « L’idée d’uniformiser une politique éditoriale est tellement à l’opposé du fonctionnement de Dargaud et du Lombard, tellement absent de mon vocabulaire, tellement peu crédible en un mot que cette affirmation affaiblit ta démonstration ». Le souhait que l’on a mis en place, c’est que les éditeurs se parlent pour présenter ce qu’ils veulent faire et arriver à des synergies ou des compromis lors de sorties. Accompagner la sortie d’un XIII avec un Thorgal le même mois, par exemple... Tous les auteurs connaissent tous les contrats des éditeurs. Les auteurs ont appris à être volage bien avant les éditeurs ... Il ne faut pas croire en un monde idéal. Nous avons des auteurs en commun avec tous les éditeurs. Les auteurs connaissent donc les contrats, les conditions, etc.
Les libraires, les vendeurs, les forces de vente connaissent par cœur les programmes des éditeurs, leurs plans marketings. Que les éditeurs soient les seuls à être un peu isolés dans leur bulle avec les auteurs ne me paraît pas logique. Voilà ce que nous avons souhaité et qui ne s’est pas fait d’ailleurs. Claude Gendrot n’a jamais rencontré de manière structurelle ses collègues. Je le réaffirme : l’indépendance a été totale. Maintenant, si les éditeurs de Dupuis pensent que c’est mieux de ne pas parler avec leurs confrères, ce n’est pas un problème. Cela a toujours été un choix purement éditorial.
Concrètement le double paiement des planches aux auteurs, pour la publication dans le magazine, puis en avance sur les albums, n’est pas menacé ?
C’est la politique de Dupuis. C’est Dupuis qui le décidera. Si quelque chose est décidé, c’est au directeur de Dupuis à le faire. Et c’était l’intention de Dimitri Kennes de dire qu’à partir du moment où c’était publié dans Spirou, on faisait ce paiement. Il y a peut-être matière à discuter mais cela n’a jamais été un sujet structurel : cela faisait partie de la politique éditoriale. Si un directeur éditorial de Dupuis a comme politique de payer les planches en « bonbons » ou en « fraise tagada » et que les auteurs sont d’accord ; s’il décide de doubler les prix, ce sera sa responsabilité car il sera responsable de son compte d’exploitation.
Cette histoire est un bon exemple : la totalité de ce qui se dit aujourd’hui sur ce sujet est un mensonge, soit sur le fond, soit sur la forme dans laquelle les faits sont présentés. Je ne peux pas démonter toutes les rumeurs, parce que le principe d’une rumeur est qu’elle est très difficile à contester. Moi, je n’ai que du concret à lui opposer. Il y a plus de tâches qui ont été mises en commun et qui ont été confiées à Dupuis, que ce soit dans la distribution, dans le marketing direct, dans la comptabilité, que de taches qui lui ont été retirées. Et le souci du respect de l’indépendance, de l’autonomie, de l’identité même de Dupuis ont été au cœur du processus.
Il a été dit que ces regroupements étaient un prélude à une entrée en bourse de Média-Participations.
L’entrée en Bourse de Média-Participations est un serpent de mer. Avec l’entrée de nouveaux actionnaires en 2004, et qui n’ont pas vocation à le rester, l’entrée en bourse de Média-Participations est prévue, et elle se passera peut-être en 2007, ou encore en 2008 ou en 2009. Elle n’est pas programmée. Ce qui m’importe, c’est que cette entreprise soit en bonne santé, adossée à un groupe solide qui a des ambitions pour elle, et qu’elle ne soit pas abîmée par la volonté d’un jeune arriviste.
Vous voulez parler de Dimitri Kennes ?
Oui. Ce n’est pas de la langue de bois...
Dans l’hypothèse où vous n’accéder pas à la proposition qui vous est faite, et cela semble le cas, vous allez vous retrouver à la tête d’une société amputée d’une partie de ses managers et peut-être de ses auteurs, des équipes démotivées...
Ah ! Parce que si on lâche Dupuis, vous croyez que ce ne sera pas pareil ? Vous aurez quelques managers actionnaires enchantés et vous aurez la moitié du personnel désemparé, un imprimeur qui fermera ses portes et un centre de distribution qui perdra les fonds Dargaud et Lombard et l’espoir de tout développement, des auteurs qui souhaiteront quitter ce bateau ivre. Il n’y a pas de solution.
Je pense que les managers, si leur discours n’a pas d’arrière-pensées, si leur seul souhait est vraiment l’intérêt de Dupuis à long terme -et non pas l’isolationnisme, je pense que ces managers, pour la plupart d’entre eux extrêmement compétents, constateront qu’il n’y a pas de réelle perte d’identité par rapport à leurs tâches quotidiennes, et qu’ils reviendront à la raison. Nous sommes dans une société de liberté dans laquelle je vois mal comment on peut contraindre un propriétaire de vendre son entreprise par la force, alors que c’est le contraire des intérêts de l’entreprise et de ses actionnaires. Il se trouve que je suis absolument convaincu que l’intérêt des actionnaires et de Dupuis sont exactement les mêmes. J’espère que nous irons vers une résolution rapide de cette crise avec le retrait d’une proposition qui n’a aucune chance d’aboutir. Voilà 108 ans que Dupuis existe. J’espère que Dupuis va continuer à croître pendant 108 ans encore au sein de Média- Participations.
(par Nicolas Anspach)
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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Propos recueillis par Nicolas Anspach, le 15 mars 2006, et retranscrits avec la complicité de Didier Pasamonik.
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