Romans Graphiques

« Fun home », une autobiographie à la structure narrative complexe

Par François Peneaud le 14 novembre 2006                      Lien  
Les secrets de famille sont une source d'inspiration fertile pour les auteurs. Alison Bechdel nous fait découvrir ceux de sa propre famille, au travers de sa relation inhabituelle avec son père.

Bruce Bechdel était enseignant en anglais et directeur d’un salon funéraire, qui a donné son nom à ce Fun Home [1]. Il a également passé des années à retaper une vieille maison de la fin du XIXème pour arriver à lui redonner sa splendeur d’origine. Il est mort à 44 ans dans un accident, et sa fille Alison, qui avait 19 ans à l’époque, ne peut s’empêcher de penser qu’elle est pour quelque chose dans ce décès qu’elle et sa famille soupçonnent d’avoir été un suicide déguisé.

Tout cela, le lecteur le découvre dans le premier chapitre de ce récit de 230 pages, dense et remarquablement écrit. Il découvre également le secret de Bruce : celui-ci avait des relations en cachette avec de jeunes hommes, mineurs de surcroît.
Alison Bechdel, auteure lesbienne renommée, étudie avec une précision d’entomologiste la trajectoire émotionnelle de cette famille qui semble parfois à mi-chemin entre les Addams et celle du feuilleton Six Feet Under, à la seule (!) différence qu’ici, tout est vrai.

Alison Bechdel anime depuis plus de vingt ans un excellent strip intitulé Dykes to Watch Out For (litt. Des Gouines à surveiller), dont deux albums furent jadis publiés en France de façon quasi confidentielle. Sa série est peuplée de personnages variés (si, au départ, il n’y avait que des lesbiennes, cela a bien changé depuis), partagés entre le quotidien, amoureux, professionnel ou familial, et les grands débats de ce monde - Bechdel est une auteure engagée dans ce que le terme a de plus noble. Mais le format du strip contraint souvent à une certaine monotonie narrative. L’auteure a profité au mieux des possibilités que lui offrait le format d’un album [2] pour utiliser une narration non-linéaire : chaque chapitre revient sur un des aspects de l’histoire, creusant toujours un peu plus les ruines émotionnelles du passé, tel un archéologue infatigable à la recherche d’une nouvelle parcelle d’authenticité.

L’aspect non-chronologique de la narration renforce la distanciation dont fait preuve l’auteure vis-à-vis d’une enfance passée sous la coupe d’un tyran domestique qui considérait semble-t-il ses enfants (Alison Bechdel a deux frères) comme une main d’œuvre à bas prix... ou de jolies décorations à faire poser côte-à-côte avec le grand œuvre que fut la restauration de sa maison d’époque.
Mais ce n’est pas la seule technique remarquable utilisée par l’auteure : en effet, la fille et le père, si éloignés par d’autres côtés, se retrouvaient dans un amour commun de la grande littérature. Alison Bechdel tisse une toile de références jamais gratuites, de Fitzgerald à Wilde en passant par Joyce. Mais ces références explicites ne servent pas seulement de parallèles ou de contrepoint par rapport aux événements réels, elles sont une sorte de diagramme, de carte retraçant le parcours de la famille de l’auteure. Si, comme le disait Alfred Korzybski, une carte n’est pas le territoire, elle en constitue tout de même une approche fructueuse, surtout lorsque celui-ci a disparu dans les brumes de la mémoire des protagonistes.
Les lecteurs qui ne connaissent pas les œuvres citées auront tout de même entre les mains les clefs nécessaires pour décrypter les propos de l’auteure, qui sont d’ailleurs tout sauf abscons. Les autres savoureront la façon dont la fiction donne corps à des souvenirs de la vie réelle. La dialectique fiction/réalité est en fait un des moteurs de cet album.

En effet, le portrait de l’artiste en jeune femme est aussi celui de l’émergence de l’impulsion créatrice chez une enfant dont le père fictionnalisait sa propre vie : sa façade de bon père de famille cachait une autre vie, difficile à vivre librement à l’époque (Bruce Bechdel était né en 1936), et sa propre impulsion créatrice s’exprimait au grand jour à travers ses talents manuels - on peut remarquer qu’un homo dans le placard qui joue, et si bien, les décorateurs d’intérieur, cela fait quelque peu cliché. Mais la réalité, après tout, dépasse effectivement la fiction.
On pourrait dire que la vie tout entière de Bruce Bechdel fut dédiée aux rapports entre fiction et réalité.

Ce rapport se retrouve dans le style choisi par l’auteure pour illustrer son propos : celle-ci travaille autant que possible d’après photo, pose elle-même pour chacun de ses personnages dans chacune des cases, et pourtant, le résultat est tout sauf guindé, contrairement à ce qui arrive malheureusement parfois dans ces cas-là. Le travail d’Alison Bechdel sur son strip lui a sans aucun doute permis de marier son souci du détail réaliste et son envie de donner pleinement vie à ses personnages. Son trait fin et expressif est aux antipodes des styles passionnels que l’on peut rencontrer des deux côtés de l’Atlantique. Il est posé, et laisse le lecteur décider de ce qu’il veut ressentir.

Enfin, Alison Bechdel ne se contente pas d’offrir au lecteur un portrait de famille et un intelligent réseau littéraire : elle analyse également ses rapports avec son père sous l’angle de l’étude des genres. Leur « révérence commune pour la beauté masculine », comme le dit l’auteure, est en fait l’expression d’une opposition des désirs, d’un regard croisé sur ce qui fait la masculinité, dans son artificialité et sa puissance d’attirance, son poids gravitationnel dans la culture de nos sociétés : on peut l’embrasser, on peut la rejeter, mais on ne peut que se positionner par rappport à elle, et même une lesbienne en devenir comme l’était Alison Bechdel enfant ne peut y échapper.

Notons enfin la belle qualité de la version française [3] et de la traduction [4], qui participe certainement du plaisir de lecture.
Que le lecteur soit amateur d’autobiographie, de roman graphique adulte et intelligent, ou qu’il ait envie tout simplement de découvrir une autre facette de la variété de la bande dessinée américaine, ce Fun Home le comblera très certainement.

(par François Peneaud)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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[1Qui signifie littéralement « maison amusante », mais qui fait référence au Funeral Home, le « salon funéraire ».

[2On peut penser à ce qu’a réalisé il y a une douzaine d’années un auteur comme Howard Cruse, qui passa de son strip Wendel (encore inédit en France, mais peut-être plus pour longtemps) à la grande réussite que fut Un Monde de différence.

[3En espérant que les petits problèmes de lettrage nés chez l’imprimeur seront corrigés dans une prochaine réimpression.

[4Avec une question sans réponse : pourquoi avoir traduit par « Odusseus » le nom du personnage homérique Ulysse (en anglais « Odysseus ») ? Peut-être pour que le lecteur ne confonde pas avec le Ulysse de Joyce... mais l’usage est tout de même un peu bousculé.

 
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1 Message :
  • « Fun home », une autobiographie à la structure narrative complexe
    9 décembre 2006 22:39, par François Peneaud

    Lili Sztajn, l’une des traductrices de l’ouvrage, nous a fait parvenir ce message, que nous reproduisons avec sa permission :


    Puisque vous vous interrogez sur un point de traduction et que les questions sans réponse m’attristent, voici l’explication : Alison Bechdel a effectivement utilisé dans certains passages de son texte original le nom grec d’Ulysse le héros, (Latin : Ulysses /Grec :
    Odysseus pour les Anglais ) pour le démarquer du livre de Joyce.

    Afin de respecter le choix de l’auteur, puisque nous sommes dans un ouvrage où les références littéraires sont précises et importantes, puisqu’Ulysse a effectivement un nom grec (Latin :Ulysse/Grec : Odusseus pour nous Français) et pour qu’il n’y ait pas de confusion au niveau du sens, j’ai choisi de rester fidèle à la version originale.

    Quitte peut-être à bousculer l’usage, au profit de la vérité.

    Répondre à ce message

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