Fort d’une longue carrière au service de la bande dessinée, l’histoire retiendra certainement qu’Yvan Delporte fut le révélateur du talent d’illustres dessinateurs lorsqu’il fut rédacteur en chef du journal Spirou de 1955 à 1968. Cette époque a été pour l’hebdo de Marcinelle, l’ère des découvertes, de toutes les audaces, un pan de l’âge d’or de l’Ecole de Marcinelle.
Né en 1928 à Bruxelles, Delporte est entré en 1945 aux Editions Dupuis comme retoucheur sur les bandes dessinées américaines que publiait l’éditeur belge. En 1949, il écrivit pour Eddy Paape la fin d’un épisode de Valhardi dont il réalisa aussi l’histoire suivante. En 1955, il est nommé rédacteur en chef de Spirou. Il va pouvoir, sous l’oeil complice de son éditeur Charles Dupuis, donner libre cours à son génie créatif et à sa fantaisie.
Il sera à l’origine de nombreuses innovations dans l’animation du journal dont les plus célèbres furent certainement les mini-récits, ces petits albums de 32 pages à confectionner soi-même à partir des quatre pages centrales du journal. Ils furent le banc d’essai de toute une génération d’auteurs. C’est dans cette série que Les Schtroumpfs connurent leurs premières aventures à part entière. De même, Jean Roba y publia les premières aventures de Boule & Bill [1]. Mais cette collection sera également pour ainsi dire le creuset d’une brillante brochette de dessinateurs : avec ses piliers, Noël Bissot [2] et Deliège [3], et ses ténors : une aventure du Petit Noël de Franquin [4]. Maurice Tillieux, Salvérius, Remacle, Paape, Wasterlain, le facétieux Jacques Devos qui y livra les premières aventures de l’inventif Génial Olivier, Degieter... On n’oubliera pas des signatures moins prestigieuses qui y firent des débuts parfois bien hésitants comme Benn, Lagas, et bien d’autres.
Delporte continue à fournir des textes pour ses amis Peyo (Les Schtroumpfs et Benoît Brisefer), Roba (La ribambelle). En 1957, il accueille la nouvelle création de Franquin, un certain Gaston Lagaffe ; il lui ouvre les pages du journal dans lequel il aura carte blanche pour l’animer. On sait quel destin sera le sien.
Yvan Delporte vivra avec le créateur du Marsupilami une grande complicité et une profonde amitié. Il coécrira avec lui les aventures d’Isabelle pour Will (avec une aide de Macherot) puis les aventures d’Arnest Ringard et la taupe Augraphie pour Frédéric Jannin. Il écrira pour le journal de Spirou une multitude de scénarios pour René Hausman (Saki), Gérald Forton (Alain Cardan), Jidéhem (Starter), Berck (Mulligan, avec Macherot), Carine de Brabanter (Les Puzzoletti ), deux Sandy & Hoppy pour Willy Lambill, etc.
Tous les amateurs ont en mémoire son autre coup de génie : son duo infernal avec Franquin dans la création du supplément Le trombone illustré en 1977. Cette aventure dura le temps de 30 numéros désormais mythiques dans lesquels on pouvait lire des auteurs venus de tous les horizons tels Bilal, Gotlib, Dany, Sirius, Bretécher, Mézières, Tardi, Peter de Smet, les premières pages de Frédéric Jannin, une sorte de résumé de la bande dessinée la plus créative de son temps. Un casting prestigieux au service d’un espace de liberté sans doute trop en avance sur son temps et probablement pas à sa place dans le "beau journal de Spirou". Franquin y réalisa sa grande œuvre Les Idées noires qui foutaient le cafard à l’éditeur Charles Dupuis. L’aventure se poursuivit dans les pages du magazine (A Suivre) sous le titre Pendant ce temps à Landerneau mais la magie des débuts disparut et l’aventure tourna rapidement court, les Idées noires terminant leur carrière dans Fluide Glacial.
Delporte ne se limita pas à alimenter de ses idées et de ses scénarios l’hebdomadaire de Marcinelle, il fit également une carrière de scénariste européen en travaillant avec René Follet (Les Zingari), Tenas (Onkr) pour le journal de Mickey. Il collabora également avec diverses publications des Pays-Bas pour Follet (Steve Severin), Bretécher (Alfred de Wees) et Ryssack (Colin Colas). Peu d’albums furent publiés de ces différentes expériences.
Il fut également de l’aventure audiovisuelle des Schtroumpfs (dont il est le co-auteur de la plupart des scripts) et des Tifous de Franquin pour lesquels il rédigea moult épisodes.
Une grande amitié le liait à la chanteuse Barbara pour laquelle, alors qu’elle débutait, il mit à disposition le cabaret La Mansarde à Charleroi .
Après son départ à la retraite aux Editions Dupuis, il continua à exercer son talent dans le monde de la bande dessinée. Il écrivit un épisode de Cubitus pour Dupa, il contribua à la relance des aventures de Johan et Pirlouit pour Alain Maury aux éditions du Lombard. Il signa aussi le catalogue de l’exposition Morris à Angoulême de 1993. Il fut également occasionnellement traducteur notamment pour Walt Kelly (Pogo), Marvano et Haldeman (Dallas Barr), ou encore le premier épisode de Léon la Terreur de Théo van den Boogaard.
Ses dernières années il fut essentiellement actif pour Marsu Productions, une maison pour laquelle il s’attacha à aider à la publication de différents travaux de son ami Franquin.
Passionné de musique, il participa à l’aventure du groupe de rock constitué d’auteurs de BD le Boys Band Dessiné avec ses amis Midam, Gazzotti, Janry et Borrini. Ce dernier devait d’ailleurs nous déclarer à l’annonce du décès de son camarade de chant qu’il "regretterait de ne plus pouvoir chanter Je t’aime moi non plus ensemble ! Un concert lui avait été consacré en décembre dernier lors duquel, nous avions réalisé un petit film en son hommage, pour célébrer son sens de l’amitié, mais déjà fort malade, il n’a jamais pu le voir".
"Nous ne pouvons nous empêcher de penser à sa dernière facétie, souligne Borrini. En léguant son corps à la science, il permettra aux étudiants en médecine de pouvoir enfin découvrir le vrai mystère Delporte : que cachait-il sous sa célèbre barbe fleurie ?". Personnage truculent, à l’humour acerbe, au franc parler ravageur, il avait su cultiver des amitiés indéfectibles dans la bande dessinée et dans la chanson. Nombre de dessinateurs s’étaient d’ailleurs amusés à le représenter dans leurs histoires, que ce soit dans les aventures de Gaston, de Natacha ou de Benoît Brisefer.
Yvan Delporte fut incontestablement un jalon essentiel dans l’histoire de la bande dessinée belge tant il a su mettre en évidence le talent de ses auteurs et par sa manière parfois iconoclaste de diriger un magazine important. N’a-t-il pas eu un jour l’idée de proposer une édition de Spirou parfumée ?
Un grand auteur de bande dessinée nous quitte aujourd’hui dont on n’a pas encore pleinement mesuré l’importance capitale, une créativité insouciante et débridée à la dimension internationale que l’on peut comparer à celle d’un Harvey Kurtzman, le timonier du magazine américain Mad.
(par Erik Kempinaire)
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