Il y a d’abord ce projet improbable, Le Ciel au-dessus de Bruxelles : raconter les amours d’un Roméo juif avec une Juliette musulmane, kamikaze de surcroît. Il n’est pas exactement juif, juste un peu khazar, issu d’un royaume juif qui n’existe plus depuis le 12ème siècle ; elle n’est pas arabe, juste une beurette un peu paumée et fanatisée. Même si nos étranges tourtereaux se seraient connus en 539 avant notre ère au moment de la chute de Babylone, l’histoire se passe en Belgique, en mars 2003, et il est question de l’Irak. Alors, on se souvient que oui, Babylone est en Irak et qu’Abraham, le fondateur des religions du Livre, était né à Ur, en Irak aussi, avant de se rendre, sur le conseil divin, en terre de Canaan.
C’est donc une histoire qui remonte à la nuit des temps et dont le nouveau chapitre s’écrit alors que se déclenche la guerre d’Irak. Nous assistons à son déclenchement, phase après phase, case après case. Mais l’image est celle de la télévision, littéralement un écran dont on s’aperçoit qu’il se destine à dissimuler la vérité. C’est un défilement d’images obscènes où la mort se dispute au mensonge, et auxquelles Yslaire oppose l’obscénité d’images quasi pornographiques du couple mythologique en train de faisant l’amour. Eros et Thanatos, une fois de plus. Quand on n’a que l’amour – pour parler aux canons – et rien qu’une chanson – pour convaincre un tambour, chantait le grand Brel. On y pense forcément, le tropisme belge du récit nous y invite. Mais la référence n’est pas là : l’auteur pointe plutôt John Lennon et Yoko Ono faisant leur bed-in à l’Hôtel Hilton d’Amsterdam en habits d’Adam et Eve pour protester contre la guerre du Viêt-Nam.
Ce qui frappe Yslaire, c’est que la guerre d’Irak a eu son lot de manifestations pacifistes, comment pourrait-il en être autrement ?, mais que le slogan en vogue chez les hippies a perdu depuis une partie notable de son sens. En 1971, on criait : « Make love, not war ! » (Faites l’amour, pas la guerre). En 2003, il est seulement écrit « No War » (non à la guerre) sur les pancartes. Pour Yslaire, il y a comme un manque, qu’il comble avec ce diptyque troublant qui laissera une trace.
Transmission
Yslaire a eu cinquante ans cette année. Un anniversaire est toujours redoutable quand il se compte en chiffres ronds. L’année prochaine, il fêtera ses trente ans de carrière. L’adolescent qui cherchait sa voie dans Bidouille et Violette, ou le jeune Bernard Sambre, pulsion de vie avide d’étreintes fougueuses, font partie du passé. Le ciel, scruté désespérément, est resté vide, un vide sidéral que ne comble même pas le rêve. Cette année, Yslaire revient sur ses fondamentaux.
Il lui faut transmettre. Dans ses œuvres antérieures, il se projetait. Aujourd’hui, il souligne que le Hugo de La guerre des Sambre, une spin-off de Sambre qui sort le mois prochain en librairie, ressemble davantage à son fils qu’à lui-même.
La transmission est aussi dans la méthode. Dans Sambre ou dans Le Ciel est au-dessus de Bruxelles, il se cognait lui-même toute l’étendue d’un travail titanesque : scénario, dessin, couleurs… Les mois sont longs quand on est prisonnier de la même histoire. Yslaire va donc apprendre à déléguer. En même temps qu’il crée des histoires secondaires à la saga des Sambre en explorant La Guerre des yeux avec Griffo ou avec des jeunes dessinateurs, fraîchement émoulus de Saint-Luc, il entame pour Futuropolis Le Ciel au-dessus du Louvre, un album destiné à prendre place dans la collection développée avec le Musée national. Tout de suite après, Yslaire foncera sur un nouvel opus de Sambre qu’il réalisera cette fois tout seul. C’est ce qu’on appelle la force de l’âge !
Avec ce nouveau cycle où Yslaire impose sa méthode au point de concilier Futuropolis et Glénat dans une coédition, ce sont les jeunes dessinateurs Jean Bastide et Vincent Mézil qui empoignent les pinceaux. Tout l’univers de Sambre est là : les passions, la saga familiale où le déterminisme héréditaire pré-freudien de Zola prend une étonnante dimension fantastique, pour ne pas dire fantasmatique. La nouvelle alliance fait merveille. Sambre en est transformé, transfiguré. L’album sort chez Glénat/Futuropolis (diffusion Glénat) fin mai. Le chant est beau et bien entendu désespéré. Sinon ce ne serait pas du Yslaire.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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