Si je ne partage en rien la proposition de M. Mbutu Mondondo de censurer l’album (elle est tout à la fois absurde et irréaliste : comment songer à interdire une fiction littéraire ?), je dois avouer que je la comprends. Elle témoigne de la frustration grandissante des jeunes d’origine congolaise, comme d’ailleurs rwandaise et burundaise, face au déni de l’histoire coloniale belge. Le temps colonial belge est encore celui du silence.
Politiquement incorrect
C’est en cela que sa démarche (et pas sa demande) est totalement légitime et ne tient en rien du politically correct. Le politically correct belge existe mais pas là où le place Télémoustique : il consiste à s’émouvoir des crimes et exactions commis par tous les autres états et, notamment de la France. On se désole, à juste titre d’ailleurs, du sort des tirailleurs maghrébins. On insiste sur Vichy et les guerres coloniales françaises, tout en évitant ce qui touche à la Belgique. Les travaux historiques sur le Congo belge se comptent sur le doigt d’une seule main. On en est réduit à lire des ouvrages anglo-saxons qui ont souvent tendance à pousser le bouchon beaucoup trop loin ; certains n’ont pas hésité à traiter Léopold II de roi génocidaire ! Pour ma part, j’attends toujours une grande synthèse historique sur l’expérience coloniale belge.
Je pense que cette béance historiographique s’explique par une certaine peur du passé. Le passé est tout ce qui reste aux nostalgiques de la Belgique de papa ; d’où la tendance à le vouloir vertueux et la difficulté à entreprendre les nécessaires devoirs d’histoire et travaux de mémoire. Il faut tout de même se rappeler qu’il a fallu attendre 2007 pour voir la Belgique reconnaître (et à mon goût trop timidement) les responsabilités de sa propre administration dans les persécutions des Juifs de Belgique. Plus de soixante ans ! A quand donc un véritable travail de mémoire sur la colonisation belge ? Davantage encore de la France, la Belgique est malade de son passé colonial. Le dessin "comique" de Kroll le confirme : plutôt que de s’interroger sur la démarche du jeune Congolais, il ironise, il se moque, il utilise des stéréotypes d’un âge qu’on croyait révolu.
Un mythe de remplacement
Toucher au Congo, comme d’ailleurs à Hergé, revient tout simplement à toucher le peu qui reste de cette Belgique prospère, (faussement) idéale car francophone et unitaire. Comme je l’expliquais dans un article publié il y a bien longtemps [1], pour constituer l’une des dernières traces de ce passé aujourd’hui totalement révolu, l’œuvre d’Hergé a été proprement sacralisée. Mieux, faute de mythes fondateurs belges francophones, Hergé/Tintin est devenu au fil des temps, l’un des principaux mythes fédérateurs des francophones de Belgique ; d’où cette crispation dès qu’il s’agit de rappeler qu’il loin d’être un saint avant et durant la guerre ; certes pas un grand collaborateur, mais un homme empreint de sentiments bien de son temps : anticommunisme, colonialisme, racisme et antisémitisme. Son œuvre d’avant-guerre, même remaniée, en témoigne.
Faut-il interdire Tintin au Congo ?
Évidemment que non. Lire Tintin, c’est se replonger dans les certitudes d’antan. Comme l’a dit Didier Pasamonik, Tintin au Congo constitue sans doute l’un des meilleurs témoignages de la mentalité coloniale. Au lieu de l’interdire, il faudrait, au contraire, l’utiliser comme outil pédagogique. Pourquoi, en effet, ne pas inclure une préface et/ou un dossier pédagogique ? Je suis prêt à l’écrire. Vous n’allez pas me croire mais j’adore l’œuvre d’Hergé. Elle a bercé toute mon enfance, bref au-delà des légitimes critiques qu’on puisse porter à un homme et à son œuvre, il reste l’un des maîtres absolus de la BD mondiale.
Cette nouvelle affaire Tintin est positive en ce sens qu’elle a permettre d’ouvrir un débat, certes timide et biaisé (cf. Télémoustique), mais qui a le mérite d’exister. C’est ce type de débat devrait permettre de guérir à terme des blessures mémorielles dont souffrent à juste titre les peuples colonisés de la Belgique de papa et ce, à condition qu’il soit suivi, non d’un acte de repentance, mais d’une reconnaissance officielle des dommages matériaux et moraux causés par l’expérience coloniale belge. Une réparation symbolique s’impose. Aucun pays ne peut échapper à son propre passé.
Joël Kotek
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[1] Tintin : un mythe de remplacement, in Anne Morelli (dir. ouvrage collectif), Les Grands Mythes de l’histoire de la Belgique, de Flandre et de Wallonie, Éditions Vie ouvrière, Bruxelles, 1995, pp 280-292. NDLR
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