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« Tintin au Congo » : La crispation des Belges

Par le 31 août 2007                      Lien  
Joël Kotek est historien et politologue, professeur à l'Université Libre de Bruxelles. L’ampleur prise par l’Affaire {Tintin au Congo} en Belgique l’a surpris. En particulier la couverture de {Télémoustique} parue cette semaine où le dessinateur {{Kroll}} commet un dessin à l’humour douteux sous prétexte de la défense de la liberté d’expression contre le « politiquement correct ». En réaction, Joël Kotek nous envoie cet article.
« Tintin au Congo » : La crispation des Belges
Le politologue Joël Kotek
Ph : D. Pasamonik.

Si je ne partage en rien la proposition de M. Mbutu Mondondo de censurer l’album (elle est tout à la fois absurde et irréaliste : comment songer à interdire une fiction littéraire ?), je dois avouer que je la comprends. Elle témoigne de la frustration grandissante des jeunes d’origine congolaise, comme d’ailleurs rwandaise et burundaise, face au déni de l’histoire coloniale belge. Le temps colonial belge est encore celui du silence.

Politiquement incorrect

C’est en cela que sa démarche (et pas sa demande) est totalement légitime et ne tient en rien du politically correct. Le politically correct belge existe mais pas là où le place Télémoustique : il consiste à s’émouvoir des crimes et exactions commis par tous les autres états et, notamment de la France. On se désole, à juste titre d’ailleurs, du sort des tirailleurs maghrébins. On insiste sur Vichy et les guerres coloniales françaises, tout en évitant ce qui touche à la Belgique. Les travaux historiques sur le Congo belge se comptent sur le doigt d’une seule main. On en est réduit à lire des ouvrages anglo-saxons qui ont souvent tendance à pousser le bouchon beaucoup trop loin ; certains n’ont pas hésité à traiter Léopold II de roi génocidaire ! Pour ma part, j’attends toujours une grande synthèse historique sur l’expérience coloniale belge.

La couverture de Télémoustique
N°4526 du 25/08/07

Je pense que cette béance historiographique s’explique par une certaine peur du passé. Le passé est tout ce qui reste aux nostalgiques de la Belgique de papa ; d’où la tendance à le vouloir vertueux et la difficulté à entreprendre les nécessaires devoirs d’histoire et travaux de mémoire. Il faut tout de même se rappeler qu’il a fallu attendre 2007 pour voir la Belgique reconnaître (et à mon goût trop timidement) les responsabilités de sa propre administration dans les persécutions des Juifs de Belgique. Plus de soixante ans ! A quand donc un véritable travail de mémoire sur la colonisation belge ? Davantage encore de la France, la Belgique est malade de son passé colonial. Le dessin "comique" de Kroll le confirme : plutôt que de s’interroger sur la démarche du jeune Congolais, il ironise, il se moque, il utilise des stéréotypes d’un âge qu’on croyait révolu.

Un mythe de remplacement

Télémoustique P. 2.
Dessin de Kroll.

Toucher au Congo, comme d’ailleurs à Hergé, revient tout simplement à toucher le peu qui reste de cette Belgique prospère, (faussement) idéale car francophone et unitaire. Comme je l’expliquais dans un article publié il y a bien longtemps [1], pour constituer l’une des dernières traces de ce passé aujourd’hui totalement révolu, l’œuvre d’Hergé a été proprement sacralisée. Mieux, faute de mythes fondateurs belges francophones, Hergé/Tintin est devenu au fil des temps, l’un des principaux mythes fédérateurs des francophones de Belgique ; d’où cette crispation dès qu’il s’agit de rappeler qu’il loin d’être un saint avant et durant la guerre ; certes pas un grand collaborateur, mais un homme empreint de sentiments bien de son temps : anticommunisme, colonialisme, racisme et antisémitisme. Son œuvre d’avant-guerre, même remaniée, en témoigne.

Faut-il interdire Tintin au Congo ?

Évidemment que non. Lire Tintin, c’est se replonger dans les certitudes d’antan. Comme l’a dit Didier Pasamonik, Tintin au Congo constitue sans doute l’un des meilleurs témoignages de la mentalité coloniale. Au lieu de l’interdire, il faudrait, au contraire, l’utiliser comme outil pédagogique. Pourquoi, en effet, ne pas inclure une préface et/ou un dossier pédagogique ? Je suis prêt à l’écrire. Vous n’allez pas me croire mais j’adore l’œuvre d’Hergé. Elle a bercé toute mon enfance, bref au-delà des légitimes critiques qu’on puisse porter à un homme et à son œuvre, il reste l’un des maîtres absolus de la BD mondiale.

Cette nouvelle affaire Tintin est positive en ce sens qu’elle a permettre d’ouvrir un débat, certes timide et biaisé (cf. Télémoustique), mais qui a le mérite d’exister. C’est ce type de débat devrait permettre de guérir à terme des blessures mémorielles dont souffrent à juste titre les peuples colonisés de la Belgique de papa et ce, à condition qu’il soit suivi, non d’un acte de repentance, mais d’une reconnaissance officielle des dommages matériaux et moraux causés par l’expérience coloniale belge. Une réparation symbolique s’impose. Aucun pays ne peut échapper à son propre passé.

Joël Kotek

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Lire notre INTERVIEW DE BIENVENU MBUTU MONDONDO

Lire aussi :

- L’Affaire « Tintin au Congo » prend un tour judiciaire
- L’affaire « Tintin au Congo » : un soupçon de manipulation ?
- « Tintin doit-il demander pardon ? »

[1Tintin : un mythe de remplacement, in Anne Morelli (dir. ouvrage collectif), Les Grands Mythes de l’histoire de la Belgique, de Flandre et de Wallonie, Éditions Vie ouvrière, Bruxelles, 1995, pp 280-292. NDLR

 
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4 Messages :
  • « Tintin au Congo » : La crispation des Belges
    4 septembre 2007 20:51, par drkalamba

    La question de l’imaginaire se pose. Bien perçue, elle permet de comprendre l’enjeu d’une réalité passée, présente et à venir.

    - Dans la 2e édition de "Fatigué d’être Africain" (Munich Kinshasa Paris, Publications Universitaires Africaines, 2007), j’écris :
    "L’imaginaire est ce qui existe dans l’esprit de chacun, féconde sa pensée et ses projets. Il est le lieu où chacun emmagasine des images ou des représentations mentales chargées de joie ou de peine, d’amour ou de désespoir, etc. C’est un « modèle directeur » d’une pensée et un soubassement où l’on puise ses motivations et ses engagements. Le schéma résultant de l’expérience coloniale est loin d’être enviable dans la mesure où celle-ci a inoculé en Afrique des représentations mentales intériorisées qui ont développé la perte de confiance en soi ou le complexe d’infériorité. Les dictatures qui la prolongent font émerger notamment la peur, la perte du sens du bien commun qui mènent à des conduites d’irresponsabilité et de repli sur soi" (p. 2-3)

    - Qui ne voit pas que Tintin au Congo renforcerait aujourd’hui l’image négative des Européens sur le Congolais et du Congolais sur lui-même ?

    Dr KALAMBA Nsapo

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    • Répondu par Xian le 13 septembre 2007 à  06:20 :

      Jusqu’au bout de quel discours aberrant ira-t-on ? Didier Pasamonik que j’aimais bien et qui fut assez remuant autrefois souhaite que des « précautions » soient prises, que des dossiers pédagogiques et préambulaires viennent pervertir nos lectures de bandes dessinées ! À quand un pouvoir réel obligeant plus simplement à lire une littérature autorisée, n’a-t-on pas déjà vu cela... quant à récupérer Tintin au nom des francophones pour faire dire du mal des gens qui furent au Congo avant 1960 et être soi-disant politologue, voilà qui est pour le moins rigolo ! A quand la découverte d’une « armée belge puissante » envahissant le royaume du Congo. Que je sache, la « colonisation » belge en Afrique ne s’est aucunement déroulée comme cela.

      Il est temps de regarder un peu dans notre monde le petit jeu amusant des manipulateurs et apprentis sorciers de toutes espèces et des propagations de nouvelles totalement ridicules voir imbéciles depuis la facilité de transmission des mots et des (fausses) idées.

      Qui ne voit pas que Tintin au Congo renforcerait aujourd’hui l’image négative des Européens sur le Congolais et du Congolais sur lui-même ? écrit Monsieur Kalamba ...

      Qui ? Simplement ceux qui seraient assez simples d’esprit pour imaginer qu’une construction littéraire d’imagination est une réalité. Bon sang, il est temps d’interdire tous ces massacres dans la Bible, l’invasion de la Gaule imposée aux latinistes et les livres historiques (sic) sur les fameux héros du passé – la plupart militaires et conquérants, ce qui évidemment ne correspond pas à la mentalité globale « bureautique » d’un monde qui se glorifie plus facilement de boissons. Le racisme profond anti-italien dispensé par Uderzo et Gosciny devrait être impitoyablement pourchassé.

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      • Répondu par Seuguh le 21 septembre 2007 à  10:17 :

        "C’est ce type de débat qui devrait permettre de guérir à terme des blessures mémorielles dont souffrent à juste titre les peuples colonisés de la Belgique de papa et ce, à condition qu’il soit suivi, non d’un acte de repentance, mais d’une reconnaissance officielle des dommages matériaux et moraux causés par l’expérience coloniale belge." écrit M. Kotek.

        C’est devenu une manie ces histoires de mémoire... Exigeons de notre côté que la France reconnaisse les exactions commises par Napoléon, etc.

        On n’en sortirait pas. Je n’ai pas dit qu’il fallait oublier l’histoire - au contraire -, mais qu’on mette de côté ces sentiments de culpabilité parasites.

        "Guérir les blessures mémorielles" ne se fait pas par un acte de reconnaissance, mais par le remplacement des générations, me semble-t-il. Quant aux sentiments de culpabilité, c’est exactement pareil - et j’en suis une preuve vivante, ne l’ayant plus vis-à-vis du Congo et de la Belgique de... Grand-papa !

        Ecrire ceci un 21 septembre (journée mondiale de je ne sais plus quoi) me paraît un peu déplacé, je m’en excuse. Mais tout cela, de toute façon, ne nous rendra pas le... Chuuuut !

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