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Boiscommun et Jodorowsky : « Marceau était un génie devenu mime »

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 5 novembre 2007                      Lien  
Pietrolino est un album en deux volumes dont le premier tome vient de paraître aux Humanoïdes Associés. C’était à l’origine un mimodrame écrit par Jodorowsky pour Marcel Marceau, le grand mime français. Boiscommun en a tiré une bande dessinée. Rencontre.

Comment avez-vous rencontré le Mime Marceau ?

Alejandro Jodorowsky : En 1954, j’arrivais du Chili. J’avais ma compagnie. Je me sentais un mime génial. Marceau était alors à Nantes. Je me rappelle qu’avec d’autres Chiliens, on avait pris un taxi. A Nantes, on a vu sa représentation et j’avais mis des notes, de 1 à 7. La note inférieure, c’était 1, la supérieure, 7. Je lui avais mis plusieurs 7 mais aussi quelques 2, ou quelques 3… Quand je lui en ai parlé, il a piqué la colère la plus grande que je ne lui ai jamais vue. Il m’a dit : « - Tu es peut-être très connu au Chili, mais tu n’es rien ici. Sors de ma vie, je ne te reverrai jamais ! » Et il m’a expulsé de la loge. Ca a été ma première rencontre avec le Mime Marceau. La deuxième a eu lieu dans son théâtre, à Sèvres-Babylone, où il donnait un cours. Je suis allé le voir en lui disant qu’il ne pouvait pas me jeter comme cela, que je m’excusais, qu’il fallait qu’il me mette à l’épreuve. Je lui disais qu’il n’y avait pas trop de mimes dans le monde et que comme il allait créer une compagnie, je voulais en être. Il m’a alors présenté devant ses élèves, ils étaient une centaine, et j’ai fait un mime. J’ai joué les 7 péchés capitaux et il m’a tout de suite pris dans sa compagnie. J’ai vu les jalousies que sa célébrité suscitait. Je me suis rendu compte que Marceau était un mime génial, mais pas moi. J’étais beau, j’étais très beau, mais pas génial. Marceau, lui, était doué dès l’enfance. Naturellement doué : il était ambidextre. Il était souple naturellement.

Boiscommun et Jodorowsky : « Marceau était un génie devenu mime »
Pietrolino T.1
Editions Humanoïdes Associés

Vous aviez le physique du mime ?

Oui. J’étais le beau de la compagnie, mais je n’avais pas de génie. Je ne voulais pas vieillir comme un mime raté. Mais, j’avais quelque chose qu’il n’avait pas, c’était une profondeur créative. Il faisait le personnage de Bib qui était un personnage très romantique. Je lui ai proposé de lui écrire un pantomime avec certaine profondeur, différente. Il m’avait dit : « Montres-moi !  ». je lui ai proposé « Le fabricant de masques », qu’il a fait tout de suite, ensuite « La Cage », etc. J’ai été l’unique à écrire des pantomimes pour Marceau. Un de ses grands succès, ça a été ça. La dernière fois que j’ai l’ai vu, c’était ici, chez moi. Il a monté les quatre volées de l’escalier de mon immeuble en courant. Il avait 77 ans ! Il a soulevé sa chemise et m’a montré ses abdominaux en me disant : « On va les enterrer tous ! » Il me demandait des mimodrames. Son rêve était de faire une école de spectacle à Paris, avec un corps de ballet et une école de cirque. Mais en France, il n’a jamais été très reconnu. Il courait après l’appui de je ne sais quel ministère…

Cet album est un hommage à Marceau ?

Il voulait en faire un spectacle ! Il voulait que je lui écrive une histoire d’amour. Je lui disais : « Mais tu es trop vieux pour une histoire d’amour ! » Je lui disais que je pouvais raconter l’histoire d’un homme vieux qui tombe amoureux d’une jeune fille, mais qui elle se rend compte de rien, qui le prend pour son père. « Ah, ça c’est parfait ! » disait-il. Je l’ai écrite pour lui, mais il n’a jamais réussi à monter le projet. J’avais donné le manuscrit à Bruno Lecigne, le directeur éditorial des Humanos. Et puis un jour, il m’a appelé pour me dire qu’il y avait quelqu’un qui l’avait adapté, c’était Boiscommun. Il m’a envoyé les crayonnés qui étaient parfaits. Voilà comment ça c’est passé.

J’imagine que la disparition de Marceau a du vous affecter…

Évidemment. Il y a plein de célébrités qui meurent : des acteurs, des écrivains. Mais une fois par siècle, il y a un mime qui meurt. C’est un être supérieur. Il n’y en a qu’un. Il n’y a pas deux mimes dans un siècle !

Alejandro Jodorowsky et Olivier Boiscommun rendent hommage au Mime Marceau.
Photo : Didier Pasamonik (L’Agence BD)

Le mime est un métier universel, un vrai job d’immigré : on n’a pas besoin de parler la langue du pays pour y jouer.

C’est une belle pensée d’un Français.

Je suis belge, comme vous le savez.

Il n’y a que les francophones qui sont autant axés sur le langage. Quand tu veux publier un livre illustré en France, tu ne peux pas. Ils sont contre l’illustration. En Espagne, je peux publier un livre de photos, ici non. Il leur faut un petit cahier de texte. Moins c’est illustré, mieux c’est pour les Français.

Olivier Boicommun, comment cet album est-il parvenu jusqu’à vous ?

Olivier Boicommun  : Lorsque Bruno Lecigne et Philippe Hauri m’ont parlé de ce projet, je ne savais rien de cette histoire. Je ne savais même pas qu’à l’origine, cela avait été écrit pour Marceau. Je l’ai découvert en lisant le manuscrit : le nom de Marceau avait été effacé et j’avais pu le lire en transparence. C’est étonnant, car je m’étais inspiré du Mime Marceau auparavant pour un album intitulé Halloween. J’avais emprunté sa gestuelle et son costume pour représenter un personnage. Je me suis donc tout de suite retrouvé chez moi dans cette histoire. Je suis très attiré par le romantisme et la poésie du mime. Ce sont des choses qui me sont toujours très chères et que j’essaye de retranscrire et d’approcher le plus possible dans mes histoires. Il y a le silence, les émotions qui transparaissent dans le geste. Comme dans tous ceux des personnages de la Commedia del Arte. Dans cette histoire, l’univers de la pantomime et Pietrolino sont intimement liés.

Alejandro Jodorowsky  : C’est intéressant car c’est un personnage infantile, poétique, abstrait que je sors de son contexte et que je place dans la réalité, en l’occurrence l’occupation allemande. Cela a bien entendu beaucoup à voir avec la biographie de Marceau dont les parents ont fini dans les fours crématoires. Il en avait perdu la voix. Il a du se cacher et c’est pour cela qu’il est devenu un mime.

Un personnage irréel plaqué dans un monde réel
Editions Humanoides Associés

Le mime se retrouve avec les mains brisées. On retrouve ici un thème qui revient souvent chez vous : la mutilation, comme dans Aleph Thau.

Oui. Comme vous le savez, je suis issu d’une famille juive. J’ai aussi été mutilé, par la circoncision. Je n’étais pas huit jours sur cette planète que l’on m’a coupé le prépuce ! J’ai essayé de le substituer par autre chose, mais je n’y suis jamais arrivé. C’est une perte terrible pour moi (Rires). Je voudrais être éjaculateur précoce et je ne le peux pas. Ca me prend des heures ! C’est pourquoi il y a tant de femmes accrochées à moi… (Rires) J’ai une théorie : pour moi, la kippa, c’est pour rétablir l’équilibre du prépuce perdu. Le prépuce couvre la tête de la bite et la kippa couvre la tête du fanatique ! (Rires)

Euh, on ne s’éloignerait pas un peu du sujet, là ? Olivier, au fond, vous avez adapté son texte, le scénario est de vous ?

OB : Oui, c’était un mimodrame. J’ai donc repris aussi les gestes qui y étaient, même si la bande dessinée est par nature plus statique. Il a bien fallu trouver des solutions pour les scènes de mime. C’est pourquoi la voix off est très présente tout au long du récit. Elle est posée sur les mots qu’Alejandro a choisis pour raconter son histoire initiale.

Il y a un côté réaliste dans le dessin, puisqu’on y montre la France sous l’Occupation, mais en même temps, comme dans La Vie est Belle de Roberto Begnini, cela reste irréel.

AJ  : C’est un artiste, il dessine la réalité à sa façon.

OB : C’est ce qui m’a intéressé dans cette histoire : tout ce qui est un peu en suspens, ce qui n’est pas exprimé. Je me suis documenté juste ce qui fallait pour avoir un univers cohérent, comme pour les uniformes de la Gestapo. On les reconnaît, on sait de quoi on parle, mais il n’y a rien de précis. Ce n’est pas un document historique.

AJ : C’est une fable, mais c’est une histoire humaine. Cela pourrait se passer dans la réalité. Cela pourrait faire un film. Deux volumes sont prévus.

Le deuxième volume, c’est pour quand ?

OB : Dans un an.

AJ : Ce qui me plait dans le travail d’Olivier, c’est que tout va ensemble : le dessin, la couleur, la philosophie, la compréhension du monde. Il croit à ce qu’il fait.

Olivier Boiscommun et le chat de Jodorowsky.
Photo : Didier Pasamonik (L’Agence BD)

Les personnages sont douloureux.

OB : Oui, ils sont tous en souffrance.

AJ  : Ce sont des gens pauvres. Dans le second volume, il y aura un contraste entre cette pauvreté et la richesse du cirque qu’ils vont construire dans une autre vie.

Pietrolino est grimaçant, Il exprime le regret du mime que vous n’avez jamais été ?

AJ : C’est un clown. Il est doué pour la grimace. Mais il réalise quelque chose. Et vous savez quoi ? Il réalise son âme. Ca me plaît. L’idiot ne sait pas qu’il ne sait pas. Il croit qu’il sait. Le sage, il sait qu’il ne sait pas. Mais quand l’idiot sait. Il ne sait pas qu’il sait. Quand le savant sait, il sait qu’il sait. Il est auto-conscient. Je suis conscient de ce que je peux faire. Par exemple, je sais que je suis presque génial dans l’imagination. Mais comme mime, je n’étais pas bon. Je ne pouvais pas lutter contre Marceau. Tous les mimes qui ont essayé de lutter contre lui sont devenus alcooliques, ont fini dans la misère ou dans la folie. Je me suis sauvé car si j’avais fait la compétition avec Marceau, j’aurais perdu ! Je ne pouvais pas devenir un mime noir ! Quand Marceau faisait un geste, il y avait quelque chose d’inexplicable. C’était énorme ! Il avait ce qu’on appelle : un relief  ! C’était un génie devenu mime.

Propos recueillis le 23 octobre 2007.

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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