Interviews

Fabien Nury : « Pour moi, la période nazie représente le mal absolu »

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 7 novembre 2007                      Lien  
Après l’impressionnante biographie romancée de Joseph Joanovici, Il était une fois en France (Éditions Glénat), Fabien Nury publie aujourd’hui le 3ème et dernier tome de la série qu’il signe avec John Cassaday : Je suis Légion . Incontournable.

Fabien Nury : « Pour moi, la période nazie représente le mal absolu »
John Cassaday - Fabien Nury : Je suis Légion.
Editions Humanoïdes Associés

Je Suis Légion fait allusions aux Évangiles et en particulier à l’Évangile selon Saint-Marc qui prête ces propos au Diable. Quand vous décidez de raconter comment les nazis ont décidé de « golémiser » les Juifs. C’est un peu limite, non ?

Vous parlez de la séquence finale du tome 1, où l’on voit l’usage qui est fait des déportés comme « machines à tuer » par les nazis pour leur expérience.

Il y a l’idée, mais ce n’était peut-être pas votre intention, que les nazis, plutôt que de tuer les juifs, les transformeraient en machine de guerre.

Ce n’est pas mon idée ! C’est celle du nazi de Je Suis Légion , Rudolf Heyzig, qui est inspiré de Reinhard Heydrich, un personnage réel : certains de ses opposants (qui sont des Allemands anti-nazis) ont d’ailleurs l’idée d’utiliser l’absurdité des théories aryennes contre lui, pour faire condamner son plan par Hitler. Le personnage d’Heyzig est pour moi la figure absolue du mal puisqu’il est dans une absence complète d’empathie. Il ne voit pas des gens, il voit des objets, des objets de pouvoir. Quoi que l’on mette en face de lui, il y voit un instrument de pouvoir.

On voit très bien quels sont les ressorts de l’histoire puisque l’amiral Canaris apparaît en trame dans le scénario… Or, Canaris a perdu la bataille.

Il l’a gagnée contre Heydrich, mais il finit par perdre.

Il gagne par défaut : Heydrich se fait assassiner à Prague en 1942.

Parmi les plus gros gagnants de l’assassinat d’Heydrich, il y a Canaris. Sa mort lui permet de durer alors que si Heydrich était resté en vie, Canaris aurait probablement été un homme fini et un homme mort dès 1942. Cela lui permettra pendant deux ans d’essayer de détruire le Reich et d’assassiner Hitler. Il y a eu plusieurs tentatives, dont la plus célèbre est celle de 1944.

Je suis Légion. Un scénario de Fabien Nury magnifiquement mis en images par John Cassaday.
Ed. Humanoïdes Associés

Cela ne vous pose pas de problème pour vous de détourner l’histoire sur des sujets aussi sensibles ?

Évidemment, que l’on se pose la question... Dès le départ, j’ai eu l’idée du sang et j’ai eu envie de faire une histoire d’espionnage et de fantastique pendant la Seconde Guerre mondiale. Ma référence est le film La Forteresse noire de Michael Mann [i] qui utilise de façon souvent maladroite toute cette thématique et tout cet univers. Bon, j’ai cette idée du sang parasite. Je ne veux pas créer une créature mais deux parce que je m’intéresse aux intentions et parce que cela me permet de susciter un hiatus moral. Je mets une créature dans le camp des alliés et une autre dans le camp des nazis. Ensuite, cela fait partie du travail du scénariste, j’imagine ce que ferait un nazi confronté à un tel pouvoir. Je ne suis pas un spécialiste, mais de ce que j’ai vu dans ma documentation, avec des personnages comme Heydrich ou Josef Mengele, je me suis dit que c’était une utilisation plausible. Si c’est ce qu’ils feraient, il faut que je les montre en train de le faire et, dans le même temps, que j’évoque l’horreur absolue de leur système. Utilisant les éléments et les personnages que j’utilise, des nazis haut-placés dans l’espionnage, ce serait irresponsable de ne pas mentionner la Shoah et la « solution finale ». Il me paraissait nécessaire d’évoquer le rôle de mes personnages dans cette horreur. Sinon, j’en faisais des nazis à la Indiana Jones. J’ai donc choisi effectivement de traiter cela. C’était somme toute « dérangeant », mais il fallait que cela le soit. Faire l’impasse sur ces évènements aurait été une échappatoire.

Jusqu’où peut-on aller trop loin dans la manipulation du matériau historique ?

Il s’agit d’un récit fantastique. Je fais confiance à l’intelligence et à la culture historique du lecteur pour prendre un peu de distance avec le texte. Ceux qui prennent Je Suis Légion pour une thèse historique, c’est qu’ils ont un gros problème… Je reste dans le cadre de la fiction. Je ne donne aucune explication supplémentaire à la « solution finale » que la folie d’Hitler et du système qu’il a créé. La fiction est ici un parasite de la réalité historique. A mon avis, on va trop loin quand on montre des scènes dans les camps. Ce n’est pas mon sujet, mais si je devais le faire, sans même réfléchir, je ne pourrais pas aller là. Je compte justement sur la connaissance qu’ont les lecteurs de ces images et de l’histoire pour ne pas le montrer. Pour moi, il suffit d’une case et d’un train, et on a compris. Je n’ai pas envie d’être complaisant.

Fabien Nury
Photo : D. Pasamonik (L’Agence BD)

Le dernier tome mentionne de façon explicite la Shoah, comme un ressort de l’intrigue…

C’est plus une conclusion qu’un simple ressort. En premier lieu il y a un complot de Canaris, historiquement exact ou presque, pour mettre fin à la guerre. C’est toute l’histoire, dans Je suis Légion, de la bouteille de cognac… Je préfère ne pas trop entrer dans les détails, pour éviter les « spoilers » ! Deuxièmement, surtout, il y a une réunion entre Pilgrim, l’enquêteur anglais, et Winston Churchill. Pilgrim connaît maintenant le plan de Canaris et sait que c’est un moyen d’arrêter la guerre. Mais Churchill lui répond en lui tendant des documents : « Voilà pourquoi nous ne négocierons pas…  » Il lui donne à lire les preuves écrites du déroulement de la « solution finale ». Il y a une liste de noms de camps : Auschwitz, Bergen Belsen, tous les camps d’extermination… Pilgrim a même du mal à y croire, mais Churchill lui confirme que ces noms lui interdisent désormais de négocier. Les nazis ont passé un stade dans l’infamie qui empêche toute velléité de paix de la part de Canaris. A partir de janvier 1942, il n’y a plus de paix négociée possible, ni pour Churchill, ni pour Roosevelt. C’est là que je veux en finir avec Je Suis Légion . Et c’est ici que se termine la fiction. Dans cette série où j’utilise des éléments fantastiques et historiques, le plus grand mal ne peut pas être le fantastique. Le plus grand mal, c’est l’humain. Le mal absolu, ce n’est pas l’essence du pouvoir du sang qui est maléfique, c’est ce qui en a été fait. J’espère que l’on perçoit cela dans ce final. C’est compte tenu de cette conclusion que je me suis senti libre d’utiliser cette thématique. Dès le tome 2, Canaris dit : «  C’est maintenant qu’il faut agir car bientôt les Alliés seront trop forts et notre infamie sera trop grande ». Mais il est déjà beaucoup trop tard…

Le problème va ressurgir puisque vous travaillez à l’adaptation de votre histoire sous la forme d’un film. Le film étant américain, les questions éthiques vont interférer dans la production.

Il est clair qu’au cinéma, on ne m’autorise pas à aller jusque là.
Le film est très différent de la bande dessinée, ce sera beaucoup plus ramassé. Si on devait adapter la bande dessinée, cela ferait un film de 4 heures et demie. Après, simplement, il y a des raisons très prosaïques : c’est un divertissement, c’est un film fantastique, on n’a pas le droit d’aller jusque là dans un film de ce genre. Je n’ai pas le pouvoir d’aller contre cela. Le malentendu serait plus fort que la raison. Pourtant, ce genre d’uchronie existe depuis longtemps en littérature puisque Philip K. Dick, dans Le Maître du Haut Château [1] qui se passe en 1964, imagine un monde où les nazis auraient gagné la guerre en 1947. Les Juifs sont exterminés, de même que la population africaine. La vision du monde est absolument terrible. La quête du Haut Château est celle d’un écrivain qui aurait écrit… l’histoire réelle !

Une belle page de John Cassaday.
Je suis Légion Tome 3. Sc. de Fabien Nury. Editions Humanoïdes Associés.

Votre autre série, « Il était une fois en France » (Glénat), se passe à nouveau pendant l’occupation.

Pour moi, cette période représente le mal absolu, un des moments les plus sombres de l’histoire humaine. Ce n’est pas le seul génocide de l’histoire, mais c’est un génocide de toute façon unique par sa finalité. C’est pire que de la barbarie. La barbarie, c’est Staline éliminant ses opposants. Là, c’est pire : c’est l’extermination d’un peuple comme « solution finale », comme une fin en soi. Ce génocide est aussi unique par son caractère industriel, comme l’a très bien montré Spielberg, une industrie de la mort qui ne produit que des cendres, des montagnes de montres et de chaussures… La plupart des scénaristes s’intéressent au mal et il s’agit de quelque chose qui touche énormément de gens. Qui plus est, il y a en ce moment un gros problème d’histoire et de mémoire d’une manière générale en France, donc beaucoup d’auteurs vont là où la chair est à vif.
On craint deux choses quand on écrit des histoires comme celles-là. D’abord d’être mal perçu et condamné comme antisémite dans une sorte de procès d’intention. Mais ce que l’on craint par dessus tout, c’est d’obtenir l’assentiment des antisémites avérés. Ça c’est l’horreur. Heureusement que les bandes dessinées, comme les films, sont des ouvrages collectifs et que donc, vous bénéficiez de lectures qui permettent de savoir si oui ou non, c’est tendancieux. J’ai fait lire Je suis Légion à mes éditeurs, bien évidemment, et à des amis scénaristes aussi, et je leur ai posé des questions sur ce sujet-là, car même si je suis certain de mes intentions, je ne veux pas qu’elles soient mal exprimées étant donné le caractère sensible du sujet.

Propos recueillis le 5 novembre 2007.

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

🛒 Acheter


Code EAN :

- Acheter l’album en ligne

[iThe Keep (La Forteresse noire, 1983) de Michael Mann. Une histoire de « golem » dans la Roumanie de 1943 tirée du roman de Francis Paul Wilson, Le Donjon. Dans ce film, le « golem » avait été dessiné par Enki Bilal !

[1Philip K. Dick, The Man in the High Castle (Le Maître du Haut Château), 1962.

 
CONTENUS SPONSORISÉS  
PAR Didier Pasamonik (L’Agence BD)  
A LIRE AUSSI  
Interviews  
Derniers commentaires  
Abonnement ne pouvait pas être enregistré. Essayez à nouveau.
Abonnement newsletter confirmé.

Newsletter ActuaBD