« Plus vrai que le vrai : le vraisemblable », postulait Baudrillard dans Les Stratégies fatales. Yves Sente connaît ses classiques : après l’Union soviétique (un pays que Jacobs n’aurait jamais oser aborder car la commission de la Loi de 1949 pour la protection de la jeunesse l’aurait impitoyablement censuré), l’Inde où Mortimer, comme le Docteur Watson, passa une partie de son existence, voici l’Afrique subsaharienne jamais encore explorée par nos agents secrets anglais. La trame est linéaire : un symbole ancien est retrouvé aussi bien au cœur du continent noir qu’au Pôle Sud. Et si c’était la confirmation d’une théorie scientifique élaborée par un savant allemand en 1912 ? Détail émoustillant : le symbole est inscrit sur un support dont les caractéristiques sont en contradiction avec sa datation et proviennent d’aucune civilisation connue jusqu’ici.
On reconnaît là le savoir-faire jacobsien qu’Yves Sente a étudié de près. Il multiplie dans cet ouvrage les références aux précédents albums, allant jusqu’à faire revenir des personnages secondaires pour leur redonner un rôle plus consistant. Nous n’allons pas vous en dévoiler toutes les ficelles, rassurez-vous. Sachez seulement que cet épisode est fidèle à l’univers original, le scénario d’Yves Sente est habile, le dessin d’André Juillard frôle la perfection et les couleurs de Madeleine DeMille sont jacobsiennes au possible. Mais pourquoi n’y croit-on plus ?
Peut-être à cause du dessin, car André Juillard est un bien meilleur dessinateur que le maître de Bruxelles : sa documentation est aussi précise mais ses anatomies sont sans défaut, ses poses plus naturelles. Il est aussi à l’aise dans l’évocation de Londres que dans celle d’un cottage du Sussex, ou de la savane africaine. Il n’a pas besoin de compenser ses défauts par la théâtralité hiératique qui était la marque de fabrique de l’ermite du Bois des Pauvres. Or, précisément, une grande partie du charme jacobsien venait de cette raideur proprement théâtrale, avec ses défauts : sa phraséologie désuète, sa méfiance des plans cinématographiques audacieux, ses scènes d’actions empesées ; mais aussi ses qualités : un sens parfait de la synthèse, un jeu d’acteurs sans équivalent, un sens de la composition qui magnifiait l’action. Mais il nous faut accepter les nouvelles règles du jeu : une reprise n’est qu’une reprise. Un nouvel album de Juillard n’effacera jamais les qualités magnifiques des sept albums originaux.
Là où le charme est rompu, c’est sans doute au niveau du scénario. Si la mécanique est parfaite : le récit est très bien placé dans l’écheveau des aventures de nos héros, elle peine en revanche à rendre la magie des épisodes canoniques alors même que Van Hamme y était parvenu. C’est particulièrement marquant dans cet épisode qui s’échine à entourer le vieux célibataire écossais à la barbe rousse d’une jeune femme et d’une douairière. On remplace la fascination toute jacobsienne pour ces clubs anglais où les gentlemen pouvaient exprimer leur plaisante misogynie, par une sorte de famille recomposée politiquement correcte (il faut, n’est-ce pas, réintroduire des femmes dans cet univers de vieux garçons) et qui plaisante sur l’âge du vieillard alors que Jacobs –qui commence sa carrière d’auteur de bande dessinée dans la quarantaine- y voyait l’occasion d’affirmer au contraire les vertus de l’âge mûr.
Passons sur le prétexte de l’intrigue qui sent son Énigme de l’Atlantide, passons sur un retour d’Olrik que l’on redécouvre ici en as du déguisement à la Arsène Lupin… Mais ne passons pas sur la séquence de la visite nocturne qui pêche un peu trop par mimétisme, ni sur cette civilisation mystérieuse ici évoquée sans la moindre empathie, sans parler de l’absurde dénouement qui en rajoute dans la confusion des valeurs.
Ce qui manque à ce nouveau développement des aventures de Blake et Mortimer, c’est une véritable connaissance des références de l’univers original. En effaçant la dimension coloniale de l’Empire et l’anglophilie originale au profit de concepts contemporains, on lui fait perdre toute sa cohérence. On peut essayer de faire du neuf avec du vieux. Mais à trop vouloir faire du moderne avec de l’ancien, on sombre dans le ridicule.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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Illustrations : © Éditions Blake & Mortimer
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