Interviews

Xavier Löwenthal : "La radicalisation de la 5e couche est devenue une nécessité".

Par Nicolas Anspach le 5 avril 2008                      Lien  
La Cinquième Couche fête cette année ses quinze ans ! {{Xavier Löwenthal}} revient avec nous sur la genèse de sa maison et sur la place qu’occupe aujourd’hui les "indépendants historiques" dans le monde de l’édition.

Pourquoi avez-vous créé la Cinquième Couche ?

Au début des années ’90, le monde de l’édition était dans un état désastreux. Métal Hurlant avait arrêté de paraître. Charlie Mensuel s’était transformé en Charlie Hebdo et avait de ce fait perdu une part de son identité. Il ne restait plus que le magazine Spirou, mais qui n’accueillait que des auteurs qui avaient un style très franco-belge. Bref, les supports avaient disparus. Les éditeurs, quant à eux, étaient devenus fort sages. Ils ne publiaient, pour la plupart, que des séries découpées en album de 46 pages cartonnés couleurs, dans un style grand public ou proche de la ligne claire.
Il n’était pas question pour nous d’emboîter le pas. Non que nous n’en aurions pas été capables. Avec un peu de discipline et de travail, nous serions arrivés à faire des albums dans cette veine. Mais cela ne nous intéressait pas ! La bande dessinée traversait une crise en Europe. C’est à cette époque que sont apparus simultanément les indépendants historiques. Les auteurs se connaissaient souvent. Ils fréquentaient les mêmes bancs d’école. Nous devions tous avoir aux alentours de vingt ans. La plupart des indépendants historiques, sauf peut-être Jean-Christophe Menu et l’Association, n’avaient pas la volonté de créer de maisons d’éditions. Mais nous désirions sortir nos travaux des tiroirs et des classeurs, et les montrer. Il était évident que le Mainstream [1] n’allait pas nous accueillir. Si nous voulions rompre notre isolement et profiter d’un souffle, d’une émulation, il fallait nous prendre en main. De fil en aiguille, je suis devenu éditeur. Il s’est très rapidement créé un mouvement. L’initiative de Frigo, qui a fondé Autarcic Comix, n’y était d’ailleurs pas pour rien. Nous avions évidement des problèmes de diffusion énormes. Nos livres étaient refusés par la plupart des libraires. Pas par tous, heureusement. L’Association s’en tirait un peu mieux car ils éditaient des récits qui étaient plus classiques, à la fois dans la forme et dans le récit.

Comment avez-vous fait pour subsister les premières années ?

Grace à Autarcic Comics qui nous permettait de résoudre ce problème de diffusion et de disponibilité dans les librairies. Les libraires étaient très frileux et n’aimaient pas ce que l’on éditait.

Xavier Löwenthal : "La radicalisation de la 5e couche est devenue une nécessité".
Extrait de "L’Histoire Belge" de Benoît Preteseille

A cause du format qui diffère du « 48 planches cartonnés couleurs » ?

Ils nous disaient parfois cela. Mais c’était une excuse. À une époque, ils prenaient bien les 30x40 de Futuropolis ou les tirages de tête de n’importe quel succès populaire, au même format. En fait, on provoquait un sentiment d’adhésion ou de rejet ! Les critiques nous appréciaient. Les autres personnes de la profession nous disaient souvent : « Mais qu’est ce que c’est que ces livres pédants ! ». C’était amusant de voir ce type de réaction. On donnait à notre travail une importance considérable. Alors que nos tirages et notre diffusion ne l’étaient pas ! Autarcic Comix était un moyen de nous regrouper : Il y avait Frigo & Amok, qui sont devenus plus tard Fremok. Et puis, Ego Comme X, l’Association, Cornelius et même des éditeurs flamands, allemands et espagnols. De fil en aiguille, nous avons réussi à convaincre les libraires de BD qu’il fallait créer un rayon pour ce type d’art.

Arriviez-vous à atteindre une certaine rentabilité ?

Nous ne pensions pas du tout en ces termes-là. Au début, les éditeurs indépendants publiaient très peu, et privilégiaient les coûts de fabrication les moins onéreux. La 5e Couche devait peut être publier entre deux et cinq titres par an les premières années. Au départ, nous nous financions avec nos propres deniers, et nous allions dans les librairies pour les déposer… Je me souviens avoir vendu mes livres à la criée dans les gares ! On récoltait un trésor suffisant pour publier le livre d’après … Les aides publiques sont venues plus tard. Mais très tôt – et c’est peut-être ce qui a fait la force des indépendants - nous avons fait le deuil de gagner de l’argent avec ça. Si on en gagnait, c’était tant mieux. Avant la crise de la surproduction, j’en tirais un petit revenu. Maintenant, je n’en ai plus les moyens… Mais ce n’est pas grave, je vends mes dessins. On me commande des articles, et mes droits d’auteurs me permettent de boucler mes fins de mois. Dans le contexte actuel, c’est de l’ordre du miracle et de la chance, pouvoir continuer la 5e Couche.

"Vide" de Benjamin Monti

Où vous situez-vous dans le marché actuel ? Les grosses maisons d’édition, que vous appelez le « Mainstream », louchent vers la BD indépendante. Et certains indépendants arrivent à transformer leurs livres en best-sellers, comme Persépolis …

Je suis absolument ravi pour Menu et l’Association que Marjane Satrapi ait eu un tel succès. Cela leur permet d’avoir une bouffée d’air, et de publier des livres difficiles qu’on aurait tendance à ne pas sortir dans le contexte actuel. On est dans une situation de guerre commerciale, de concurrence effrénée entre tous les éditeurs. Je suis donc heureux pour eux. Et l’Association le rend bien aux autres indépendants. Sans vouloir faire de l’angélisme, il n’y a pas vraiment de concurrence entre nous. Les indépendants sont encore un mouvement !

Comment expliquez-vous le succès de l’Association ?

L’Association a été créé par un groupement d’auteurs : Jean-Christophe Menu, Killofer, David B, Lewis Trondheim, Stanislas, Konture et j’en oublie très certainement. Ce groupe s’est très rapidement transformé en une maison d’édition. Ils augmentaient leurs tirages et rapprochaient leurs parutions. Ils se sont développés plus rapidement que les autres indépendants. Ils ont privilégié un renouvèlement des formats classiques tout en conservant l’héritage très assumé du style franco-belge. Les formes des récits que proposait l’Association étaient innovantes, en rupture, mais toujours lisibles pour un lecteur de BD moyen. Nous, à la Cinquième Couche, nous avons travaillé avec plus de rupture encore. Il y a, chez les indépendants belges, une radicalité qui a pu paraître bien plus forte que chez les Français, mais c’est un effet d’optique : Bazooka, Cherchez la Chienne, Elles sont de Sortie ou Le Dernier Cri sont bien Français. Amok n’a jamais été dans le classicisme. Ils ont toujours recherché des voies vers l’Art Plastique, l’Art Contemporain ou la littérature. Ils étaient tout aussi en rupture que Fremok et la Cinquième Couche, sinon plus. C’est le point commun entre nous : tous (y compris Menu à l’Association), nous croyons que la bande dessinée est une forme contemporaine, un art contemporain, comme peuvent l’être la littérature, le cinéma, la poésie, la musique ou la danse. C’est pourquoi nous disons volontiers, à la 5c, que tout ce qui frôle la bande dessinée et tend à nous en éloigner nous intéresse. Nous sommes très fiers d’éditer des gens comme Alice Lorenzi, Benjamin Monti, Ilan Manouach, Poincelet… et d’éditer la revue « écritures », par exemple.

Extrait de "Poésie" de Frédéric Poincelet

Et l’ouverture des grandes maisons d’édition comme Dargaud vers les indépendants ?

Il est évident que c’est de l’opportunisme. Le marché de la BD est en expansion. La BD était sclérosée à la fin des années ’80. Puis, les indépendants ont apporté une bouffée d’air frais dans les années ‘90. Le Mainstream ne voyait pas encore ce mouvement. Mais Guy Vidal, alors éditeur chez Dargaud, a débauché les auteurs qui pouvaient être récupérables, c’est-à-dire essentiellement ceux issus de l’Association. Jusque dans les années 2000, il y avait de la place pour tout le monde. Ce n’était pas gênant que les indépendants creusent leur niche dans le marché de la BD. Nos objectifs étaient différents. Les indépendants voulaient faire de l’art contemporain et le Mainstream du commercial. Mais tout d’un coup, le marché s’est resserré. Le nombre d’albums publiés continue à augmenter, mais les ventes moyennes des gros éditeurs sont en diminution. Ils se sont vite retrouvés avec une surproduction terrible. Du coup, la petite niche des indépendants est vite devenue gênante et convoitée.
D’autant plus que le chiffre d’affaires des grosses maisons d’édition diminuait. Et comment maintenir un chiffre d’affaire ? En diversifiant la production, tout simplement. Il aurait été stupide, pour eux, de laisser 10% de leur part de marché aux indépendants. Et encore plus, de ne pas remarquer qu’il se passait quelque chose d’important d’un point de vue culturel et artistique…

L’architecte Jean Nouvel (le prix Pritzker 2008), Tanino Liberatore (Ranxerox) et Xavier Löwenthal
Photo prise au Louisiana Museum (Danemark), à l’occasion du "louisiana manifest de Jean Nouvel"

Comment viviez-vous cela ?

On le vivait très mal. C’était de la concurrence déloyale !

Mais le Mainstream paye convenablement leurs auteurs, contrairement à vous…

C’est devenu très relatif ! Aujourd’hui, l’Association paie aussi bien ses auteurs que le Mainstream, qui cherche à copier les indépendants. On ne peut pas être indépendant lorsque l’on est dépendant d’un conseil d’administration et d’actionnaires ! Indépendant veut dire : ne pas avoir de compte à rendre à un actionnaire, ne pas devoir garantir un rapport sur investissement. Ce n’est pas le cas de ces gens-là…
On a bien sûr mal vécu l’arrivée du Mainstream dans notre secteur. Mais nous avons réussi à créer des rayons indépendants dans les librairies. Aujourd’hui, c’est beaucoup plus ambigu : ce rayon est non seulement envahi par le Mainstream mais aussi par la production médiocre de tous les suiveurs. Si dans les années ’90, le mouvement indépendant était synonyme de créativité, d’originalité, d’art, d’innovation et de radicalité, on ne peut pas en dire autant aujourd’hui. Les indépendants historiques ont conservé cette âme. D’autres qui sont apparus depuis l’ont également : Je peux citer les éditions de la Cerise, Clafoutis, Employé du Moi, les Requins Marteaux, 6 Pieds sous Terre, Ferraille, etc. Mais il y a énormément de petits éditeurs qui sont apparus, profitant de ce souffle, en proposant des productions médiocres…

Extrait de "Menses ante rosam" de Aurélie William Levaux

Avez-vous plus facile à placer vos livres aujourd’hui dans les librairies ?

Le Comptoir des Indépendants, à Paris, nous diffuse. Il réalise une bonne gestion de fond, contrairement au Mainstream qui ne s’en sort pas dans ce domaine. Pour eux, un livre qui a plus de trois mois est un livre en fin de vie. Pour s’en sortir, ils font des séries, avec des nouveautés chaque année. Nous, nous prétendons qu’un livre qui est éditable en 2008 le sera tout autant dans dix ans ! Il doit pouvoir être lu en 2018. Le succès public n’est pas un critère esthétique. Cela ne l’a jamais été, et ne le sera jamais…

Vous vous apprêtez à publier quelques nouveautés ces prochains mois. Pouvez-vous nous les présenter ?

Frédéric Poincelet est auteur chez Ego Comme X. Il avait l’habitude de nous donner des fascicules qu’il faisait sur le côté. Nous lui avons proposé d’en faire un livre. Nous avons regroupé ses dessins dans Poésies. Ses illustrations sont accompagnées de textes, et séparées par chapitre. C’est typiquement un livre fort et singulier qui montre que la bande dessinée est un art contemporain.
Benoît Preteseille nous avait envoyé une proposition de livre par la poste. L’Oiseau de Francis Picabia avait un côté charmant, dada, juste et particulièrement original. Il signe aujourd’hui L’Histoire Belge. Ce Français a parfaitement compris le mélange culturel belge. Son livre aussi correspond à notre envie d’inscrire la BD dans un champ contemporain.

Il y a aussi un livre regroupant des histoires coréennes …

Oui. Il est né d’une rencontre. J’ai été invité au festival de BD de Séoul pour exposer certains de nos auteurs. Cette ville accueille de nombreux éditeurs et écoles de dessin. La plupart font du manhwa. J’ai rencontré dans cette ville Kim Dae-Joong qui est éditeur chez Sai Comics. Il a un catalogue incroyable. Nous avons parlé de l’éventualité de publier un recueil d’histoires coréennes à la 5e couche. Nous avons sélectionné à l’aveugle, sur base de critères plastiques, ce qui nous semblait le plus intéressant. Il y aura probablement une exposition sur la BD coréenne à Beaubourg prochainement. Les auteurs de ce livre y seront présentés.

Le mot de la fin ?

Nous avons radicalisé notre démarche suite à l’invasion de notre niche par le Mainstream. Nous prenons le maquis, et agissons de manière plus radicale sur un terrain envahi. On quitte cette terre brûlée pour aller vers l’Art Contemporain et la Littérature (d’autres terres brûlées...). On a toujours exploré cette voie, mais notre radicalisation est devenue une nécessité.

Extrait de "Lettres à pauline" de Xavier Löwenthal

(par Nicolas Anspach)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

🛒 Acheter


Code EAN :

Lien vers le site de la 5e couche

Illustrations (c) La 5e couche et les auteurs.

Photo en médaillon (c) N. Anspach
Autres photos (c) DR.

[1NDLR : Xavier Löwenthal parle des gros éditeurs.

 
CONTENUS SPONSORISÉS  
PAR Nicolas Anspach  
A LIRE AUSSI  
Interviews  
Derniers commentaires  
Agenda BD  
Abonnement ne pouvait pas être enregistré. Essayez à nouveau.
Abonnement newsletter confirmé.

Newsletter ActuaBD