La Cité Internationale de la Bande Dessinée et de l’Image qui organise cette troisième manifestation trouve son titre « un brin provocateur ». « Vive la crise ? » : quel frisson ! Il vient néanmoins orienter l’objectif de ces universités cette année : l’étude de « La situation actuelle et inédite de la production spécialisée en France » : « Leader européen, commente le communiqué de presse de la CIBDI, le marché français a connu pour la 13ème année consécutive une progression du nombre de titres publiés (plus de 4.000 en 2007) par un nombre croissant de labels. Certains observateurs s’en réjouissent, d’autres le déplorent, d’autres encore s’en inquiètent. Au cours des deux premiers jours de l’Université, nous tenterons d’examiner cette situation, en interrogeant l’évolution quantitative de la production et les dangers (s’ils existent) de la surproduction, la notion de série, l’irrésistible augmentation des parts du manga sur le marché français, l’impact des ventes en hypermarchés ou dans les chaînes de diffusion culturelle… Des éditeurs, des responsables de vente, des libraires spécialisés ou non, des spécialistes et bien sûr des auteurs apporteront leurs témoignages et leur expertise. »
Une interrogation anxiogène
Décidément, cette vénérable institution censée être la référence pour la bande dessinée en France, animant des expositions, des séminaires et un Musée national de la Bande Dessinée, après s’être interrogée de savoir si la bande dessinée était « un bien ou un mal culturel » en 2006, une première interrogation qui pouvait apparaître comme dénigrante pour l’objet même de sa mission, et qui se demandait la deuxième année, de façon toute aussi surprenante : « Quoi de neuf dans la bande dessinée en 2007 ? », n’a pas amélioré cette année la qualité de ses questionnements .
« Vive la crise ? » se demande le CIBDI en 2008. Il y aurait donc crise, un constat funeste qui n’aurait pas été fait l’année précédente et qu’on découvrirait subitement aujourd’hui ? Une crise, alors que le marché de la BD est en croissance en France depuis 13 ans, que jamais les profits des éditeurs n’ont été aussi importants (en particulier grâce aux mangas), que jamais les points de vente spécialisés n’ont autant progressé en France en nombre, qu’il n’y a jamais eu autant d’auteurs en activité dans ce pays et qu’enfin, le nombre d’acteurs éditoriaux a atteint, cette année encore, un chiffre record ?
Certes, la « provocation » est tempérée par un point d’interrogation. Mais elle ressort d’une conviction largement partagée par certains acteurs de la bande dessinée. Conscient du caractère anxiogène de la question, nous nous interrogions dès janvier 2006 sur les motivations d’un Thierry Groensteen qui, il y a trois ans déjà dans 9ème Art (une publication du CNBDI), affirmait avec aplomb : « La crise du marché de la bande dessinée que nous annoncions dans notre numéro précédent semble bel et bien déclarée> ». Pour notre part, nous récusions cette affirmation non étayée sur des faits concrets et notre conclusion était sans équivoque : « Le métier de la BD en Europe est certainement en profonde mutation. Qu’il soit en crise, cela reste à prouver ».
Trois ans plus tard, point de crise apparente. Les tensions du marché sont toujours là, mais on ne voit pas les points de vente fermer par centaines, les éditeurs mettre la clé sous le paillason (ils sont 250 cette année, un record), ou des auteurs rejoindre en rang serré les statistiques du chômage… Les prophètes Philippus de la bande dessinée, qu’il soient journalistes ou de doctes critiques et historiens du 9ème art, peuvent continuer à produire leurs Centuries, il y aura toujours des gens pour gober leurs affirmations qui resteront sans fondement tant qu’un observatoire économique de la bande dessinée, que j’appelle de mes vœux depuis 1993, ne sera pas institué pour nous fournir des données qualifiées.
Vive la surproduction !
En janvier dernier, faisant une analyse du travail annuel de comptabilité de la production éditoriale de la bande dessinée par Gilles Ratier [1], je me montrais bien plus provocateur que notre vénérable institution angoumoisine : « Vive la surproduction !, écrivais-je. Cette vitalité de la BD, on ne peut que s’en féliciter. On le voit bien : le succès des mangas a tiré toute l’industrie de la bande dessinée sans empiéter sur aucune des plates-bandes occupées par les différents genres. Mieux : en conquérant des nouveaux publics, le manga a ramené les jeunes en libraire, enrichi les éditeurs (Kana, Glénat ou même Cornélius doivent sans doute l’essentiel de leur marge de l’année 2007 aux mangas), amélioré la trésorerie des libraires, leur permettant ainsi d’investir dans d’autres genres moins faciles, comme le roman graphique ou les comics et, plus que tout, il a remis en cause les habitudes d’une corporation trop fermée sur elle-même en lui redonnant une perspective d’avenir. La surproduction actuelle enfin offre au lecteur un choix inouï, jamais atteint par la BD auparavant, un choix qui permet d’entretenir des publics (féminin, sportif, etc.) et des marchés de niche (cross-branding avec le cinéma et les jeux vidéo) à des niveaux que l’on n’aurait jamais imaginés auparavant.[…] Deux arguments plaident en faveur d’une surproduction volontariste. Le premier est statistique : plus on produit de nouveautés, plus on a de chances de découvrir une œuvre exceptionnelle. Le second est logique : si on laisse sans réagir les créateurs étrangers prendre la place des créateurs nationaux sans proposer en face une offre adaptée, renforcée par une forte concurrence sur le marché intérieur, et susceptible de rivaliser avec nos compétiteurs, l’industrie de la BD franco-belge disparaîtra de nos contrées et nos créateurs iront se faire publier aux États-Unis et au Japon. »
Les Humanoïdes Associés dans une mauvaise passe
Cette argumentation tenait compte du fait que cette situation n’était pas favorable à tout le monde : « …cette rude concurrence fragilise bien évidemment les éditeurs les moins capitalisés, dont le catalogue est moins assuré, moins clair que celui de ses concurrents. Elle réduit la durée de vie des nouveautés sur le point de vente (mais les développements de l’Internet ont tendance à réduire cet impact) et oblige le libraire à une meilleure gestion de son stock et à une meilleure connaissance de sa clientèle. » J’aurais pu ajouter qu’elle oblige aussi les éditeurs à s’adapter plus rapidement aux nouvelles donnes du marché.
Jean Van Hamme le disait en termes plus crus dans un entretien qu’il accorda dans nos pages à Nicolas Anspach en avril 2007 : « La surproduction entraîne des déchets. Il y a aura du dégât à un moment où l’autre : quand les rats sont trop nombreux, ils se bouffent entre eux ! Les ventes de fond se sont catastrophiquement effondrées. Savez-vous que les éditeurs gagnent plus d’argent sur le fond et sur certains droits dérivés que sur les ventes de nouveauté ? Autrement dit, si le fond chute, le bénéfice également. Et il deviendra donc de plus en plus difficile d’obtenir des financements pour de nouveaux albums. Il va forcément y avoir une auto-régularisation du marché. Les plus faibles paieront les pots cassés. À vrai dire, cette future crise ne nous concerne pas : nous ne faisons pas partie des plus faibles… »
Venant comme pour illustrer ce débat, Fabrice Giger, actuel directeur général des Humanoïdes Associés, explique sur son blog les raisons des difficultés financières de sa maison d’édition, alors qu’il s’apprête à virer un bon nombre de ses cadres (30 avril 2008) : « Les Humanos et leurs soucis financiers de ces dernières années sont symptomatiques d’un malaise qui dépasse largement leur cas. » écrit-il. Il explique l’arrêt brutal d’Albin Michel Bande Dessinée [2] par « l’aveu du désintérêt pour le marché de la bande dessinée de gens réputés être avisés en matière d’édition. » Bigre ! Et de relire l’histoire en parlant un peu abusivement de la « faillite du groupe Casterman » pour en expliquer l’acquisition par le groupe RCS-Rizzoli ou la vente de Dupuis par la CNP à Média-Participations. Les raisons de l’échec des Humanoïdes Associés ne viendraient ni des errements du management (l’ancienne directrice générale des Humanos, Josiane Fernez est, paraît-il, sur le départ), ni de l’instabilité et du manque de vision de son actionnariat, mais bien de « l’effritement (l’effondrement ?) du réassort, qui a sérieusement entamé la rentabilité de maisons dont la vente de réassort faisait la moitié de leur chiffre d’affaires ».
Le déclin du fonds est une réalité que personne ne conteste. Les cycles en librairies sont de plus en plus courts. Mais le développement exponentiel des intégrales et, récemment, la publication de ces mêmes intégrales dans des formats « compact » proches du Graphic Novel viennent tempérer ce constat. Des rééditions souvent effectuées à des prix cassés : 16 euros chez Casterman, 9,90 euros chez les Humanos. Signe des temps : Ce sont des ouvrages que notre ami Giger et ses fabricants sont « malheureusement obligés de faire imprimer en Chine (du fait du petit prix) » Malheureusement pour qui ?
Faisant l’aveu de la déliquescence de son catalogue (il faut dire que les Humanos ont vendu entre-temps les titres de Bilal et de Margerin au « failli » Casterman…) et de la perte de confiance des libraires dans son label, Giger annonce « un changement dans la façon de développer les titres, dans le cadre d’une structure plus légère, plus ouverte, plus internationale et donnant une part plus large aux exploitations autres, en particulier audiovisuelles. Pour des raisons liées à leur histoire, les Humanos sont aujourd’hui l’éditeur européen le plus connu à l’international, et sans conteste le mieux implanté par exemple dans le monde anglophone. C’est aussi l’éditeur qui a le plus cherché dans les exploitations numériques et qui, en terme d’expérience, a quelques longueurs d’avance. Autant d’atouts qui au final feront la différence. »
Nous sommes bien donc dans un monde en mutation. Si les Humanos sont clairement en crise (mais c’est un acteur minuscule sur ce marché), peut-on pour autant considérer que tout le marché en est affecté ou doit-on mettre ces propos sur le compte d’un acteur qui est bien obligé de se rassurer sur l’avenir ?
Une partie de la réponse devrait être révélée fin juin aux Universités d’été de la bande dessinée.
Ci-contre : Le programme des Universités d’été d’Angoulême du 30 juin au 3 juillet 2008 (en PDF) :
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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PS : Quand on considère le prix de ces Universités : 600 euros avec le logement, 400 euros sans, pour 4 jours, dans cette manifestation qui consiste à parler de la crise en menant la vie de château (cf. en médaillon, le Château de la Pouyade où l’évènement aura lieu)... force est de constater que « la crise » ne concerne pas encore tout le monde et encore moins ActuaBD puisque nous avons la chance d’y être invité !
[1] Dont le CIBDI utilise les chiffres sans même le citer. Le pillage systématique de son travail bénévole par ces instances officielles, sans même que l’on ait eu la politesse de le remercier, mérite qu’on le dédommage en l’invitant définitivement à toutes les universités à venir.
[2] Un catalogue racheté récemment par les éditions Jacques Glénat.
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