Dans les réactions suite à notre article du précédent Circuit Mandelberg, le dessinateur Franck Biancarelli nous avait fixé rendez-vous quelques mois plus tard, afin de nous convaincre, s’il était nécessaire, que Denis Robert était « un grand scénariste ».
A la différence du précédent ouvrage, Grand Est ne se présente pas comme une fiction, mais plutôt comme une sorte d’autobiographie réflexive, une fable socio-économique sur la région de la Moselle, sur le mode du road-movie.
Denis Robert se met lui-même en scène, décidant de suivre un stage à l’Automobile-Club de Moselle pour récupérer des points à son permis de conduire. Sa rencontre avec de jeunes paumés l’entraîne sur la route, avec son fils de 8 ans, pour une balade dans le Grand Est, sur les traces de la désindustrialisation de la région.
Pour Denis Robert, cette thématique n’est pas neuve : il l’avait précédemment abordée avec Gilles Cayatte en 2001 dans son documentaire Histoire clandestine de ma région, surtout axée sur l’aspect socio-économique.
Pour éviter de créer une distance avec le lecteur, le romancier-essayiste-journaliste-scénariste-réalisateur joue ici la carte de l’ultra-sincérité. Si c’est n’est le nom de ses enfants et quelques détails très privés qu’il modifie, l’auteur se livre à cœur ouvert, égrenant ses doutes, sa relation difficile avec sa famille, et surtout avec son fils à qui il parle autant qu’au lecteur. Il ose également évoquer les retombées personnelles de l’affaire Clairstream ; il en devient alors d’autant plus attachant, et investi dans son travail.
Même s’il faut un certain temps pour avaler cette brique de 145 pages, le propos est aussi pertinent qu’... anxiogène ! Avec son approche ultra-méthodique, Robert tire le dramatique bilan d’une région qui a tout donné à l’industrie capitaliste, et qui ne cesse de s’enfoncer depuis plusieurs décennies dans une dépression catastrophique.
Son but n’est bien entendu pas de coller une étiquette définitive sur cette région mosellane, mais bien de s’appliquer à détailler des exemples concrets afin de démonter la logique qui s’applique plus globalement à la situation nationale, et même mondiale dans laquelle nous nous trouvons.
Le propos est explicite, et le but parfaitement atteint : présenter des exemples vivants qui s’affranchissent des grandes théories afin de bousculer le lecteur, tandis que la relation père-fils permet de se projeter dans ce que pourrait être ce « monde d’après ». Il faut avoir l’estomac bien accroché pour se passionner sur cette situation désastreuse que l’on ne connaît que trop bien : la valse des politiques qui multiplient les promesses et n’en tiennent quasiment aucune ; l’alcoolisme récurrent des habitants ; la pollution ; la fermeture des services de proximité ; la délinquance par manque de repères. C’est le portrait désespérant d’une région se désagrège, tant environnementalement, que physiquement en ce qui concerne ses habitants.
Mais mis à part une séquence bienvenue dédiée à un élu local qui s’est vraiment retroussé les manches, ce constat égrène une litanie de faits sombres, malheureusement incontestables, qui n’aboutissent pas sur une conclusion très positive. On aurait pu espérer ne fut-ce que l’esquisse d’une solution au terme de ce bilan bien noir, mais Denis Robert n’a pas de miracle à proposer...
Quant au travail d’illustration de Franck Biancarelli, tant du point de vue du dessin que de la couleur, il est tout simplement grandiose ! Il parvient à trouver la distance et le ton juste pour donner vie aux les réflexions de son scénariste, tout en dépeignant avec acuité les personnalités rencontrées.
Le dessinateur alterne styles graphiques et ambiances variées, jouant des aplats noirs, des couleurs, d’un découpage ponctué avec habileté de pleines pages, tenant le lecteur en haleine et restituant la vie des habitants du Grand Est. Sans cette performance graphique, ce livre serait plombant et ne délivrerait pas son message avec la même force.
Si Grand Est est à déconseiller aux dépressifs, ce road movie réaliste passionnera tous les lecteurs qui s’interrogent sur le système qui est le nôtre, à la fois victime du prolongement des pratiques d’un capitalisme héritier des maîtres de forge du XIXe siècle et bien peu soucieux de notre avenir. Bien des éléments apportés ici sont transposables à d’autres régions de France et d’ailleurs, qu’elles vivent de l’industrie, de la pêche ou de l’agriculture... Cela fait froid dans le dos.
(par Charles-Louis Detournay)
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Grand Est - Par Denis Robert & Franck Biancarelli - Dargaud
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A propos de Franck Biancarelli, lire Fin de cycle pour "Le Livre des Destins", ainsi que son interview « Je mets la position de l’auteur bien en dessous de celle du dessinateur ou du scénariste. »
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