« Le Grand Vide », qui donne son nom à la bande dessinée de Léa Murawiec éditée par 2024, désigne un espace indéfini, méconnu et vaguement effrayant entourant la mégapole où vit Manel Naher. Celle-ci envisage de s’y rendre avec un ami : les préparatifs sont avancés et il reste à décider du moment du départ. Le début d’une grande aventure ?
Oui et non. Le Grand Vide raconte bien une forme d’aventure, une vie de fiction quoi qu’il en soit, mais pas celle que l’on attend dans les premières pages. Car les projets de Manel sont bouleversés par un malaise qui la mène au bord de la mort et lui révèle, in fine, que le grand vide est déjà autour d’elle. Et même en elle.
Ce vide arrive insidieusement, puis enfle jusqu’à prendre - c’est le paradoxe - toute la place. À quoi est-il dû ? La ville tentaculaire et fourmillante où vit Manel est régie par un principe simple mais implacable : chacun ne vit, et même ne survit, que par le regard des autres. Chaque visage doit être vu, chaque nom doit être lu, chaque personne doit occuper les pensées d’autres personnes pour pouvoir physiquement exister. Au point qu’être oublié conduit à la mort et que la célébrité peut mener à l’immortalité.
Aussi la ville est-elle envahie d’images et de noms. Les panneaux et enseignes s’amoncellent dans les rues, envahissent les façades des gratte-ciel, obstruent le champ de vision jusqu’à l’obsession. Quelques secondes d’attention sont la garantie de quelques minutes ou quelques heures de vie. Rares sont celles et ceux, comme Manel justement, à ne pas s’en soucier. Mais la jeune femme se retrouve, contre son gré, dans l’obligation de « jouer le jeu ».
Elle est en effet victime de ce qui dans ce monde se révèle être une malédiction : elle a une homonyme célèbre, chanteuse d’un tube que tout le monde se met à fredonner. Cette dernière focalise logiquement toute l’attention, attirant toutes les pensées. Au détriment, même si ce n’est pas voulu, de l’autre Manel Naher, l’inconnue. Au point que sa vie s’effiloche. Manel n’a donc pas le choix. Si elle veut vivre, elle doit agir pour recueillir un peu d’attention. D’abord réticente, elle inverse ensuite la situation bien au-delà de ses espérances. Quitte à sacrifier ce qu’elle avait auparavant de plus cher.
Léa Murawiec signe avec Le Grand Vide un ouvrage marquant. Son scénario, digne des meilleurs récits de science-fiction et de dystopie, possède un souffle rare. Construit autour de la vie de Manel Naher, il implique des questionnements psychologiques, sociaux et philosophiques importants, certes pas nouveaux mais toujours très actuels. Il interroge l’identité, la célébrité, le rôle du regard d’autrui pour exister. Il renvoie aux usages des réseaux sociaux et des médias en général, mais aussi à l’intime et à l’amour-propre.
Le biais de la fiction permet à l’autrice de traiter de ces thématiques sur différents modes : l’humour - dans certaines scènes à la fois caricaturales et si proches de notre monde - et le drame - le destin de Manel - mais aussi l’exagération - symbolisée par l’avalanche de patronymes sur les façades de la ville - et le fantastique - lorsque surgit la question de l’immortalité. Le rythme soutenu, les surprises que réserve le scénario et la vivacité des dialogues maintiennent une tension permanente.
Graphiquement, Léa Murawiec réussit un tour de force. Son dessin à l’encre de Chine est d’une rare souplesse, soutenue par un contraste puissant et maîtrisé que souligne une trichromie élégante. Elle parvient autant à rendre étourdissante la mégapole qui sert de cadre à sa bande dessinée, usant d’une multitude de points de vue spectaculaires, qu’à faire vivre ses personnages, grâce au mouvement et au dynamisme de son trait. De grandes et majestueuses pleines pages aèrent des compositions rigoureuses au service de l’action. On sent que la dessinatrice est parvenue à s’approprier ses influences, européennes comme asiatiques, pour en faire une synthèse personnelle.
Un tel livre permettra sans doute à Léa Murawiec d’être qualifiée de « révélation » de l’année 2021. Certes elle est encore jeune, mais ce serait passer un peu vite sur ses premières armes, au sein des revues Biscoto et Novland par exemple, et surtout sur son travail d’autrice et d’éditrice avec le collectif de microédition Flûtiste. Il n’empêche : elle a réussi avec Le Grand Vide une des bandes dessinées les plus importantes de ces dernières années.
(par Frédéric HOJLO)
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Le Grand Vide - Par Léa Murawiec - Éditions 2024 - 23 x 30,7 cm - 204 pages en trichromie Pantone - couverture cartonnée - parution le 20 août 2021 - 25 €.
Consulter le site de l’autrice.
Regarder un court reportage de Bertrand Loutte sur Arte.tv (7 septembre 2021) & écouter l’émission Par les temps qui courent de Marie Richeux et Mathilde Wagman sur France Culture (22 septembre 2021).
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