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Thierry Joor (éditeur chez Delcourt) : « Non, il n’y a pas trop de livres sur le sujet de la Shoah… » [INTERVIEW]

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 4 mai 2024                      Lien  
Thierry Joor est éditeur chez Delcourt. Il a été interloqué par la chronique qu’ActuaBD a pu faire de l’ouvrage « Quand la nuit tombe – Lisou » de Marion Achard et Toni Galmés dans laquelle, nous faisions le constat d’une inflation d’ouvrages sur la Seconde Guerre mondiale, au risque de desservir la cause, à savoir la transmission de l’histoire aux générations futures. L’ouvrage n’était pas ici en cause, mais un contexte. Nous avons voulu donner la parole à son éditeur qui est aussi celui de Retour à Lemberg de Philippe Sands, Jean-Christophe Camus et Christophe Picaud, un livre très important dont nous parlerons dans quelques jours, également dans cette thématique.

- Thierry Joor, vous êtes éditeur chez Delcourt depuis longtemps. Quel est votre rôle exactement et quelles sont les séries et les auteurs que vous nous avez fait connaître ?

Cela fait 26 ans que je travaille avec Guy Delcourt. J’ai commencé en 1998 comme directeur de collection externe avant de devenir éditeur salarié en mars 2003, puis directeur littéraire dès octobre 2004. Comme la plupart des éditeurs du groupe Delcourt, je suis éclectique et m’intéresse à toute la bande dessinée, sans exclusive. Pour moi, le rôle de l’éditeur, c’est de dénicher les bons projets, d’en initier d’autres et d’établir un lien de confiance avec ses auteurs et ses autrices afin de pouvoir échanger sur le travail en cours dans le respect de chacun. C’est faire partie de l’équipe et travailler ensemble et pas les uns contre les autres. Je dis toujours que ce que j’aime le plus faire, c’est me mettre dans la tête de l’auteur et le pousser à faire le meilleur livre possible.

Je suis notamment l’éditeur des séries tout public comme Les Légendaires de Patrick Sobral, Les Blagues de Toto de Thierry Coppée, La Rose écarlate de Patricia Lyfoung, Lila de Séverine de la Croix mais également des séries telles Les Contes des cœurs perdus écrite par Loïc Clément et Armelle et Mirko, du trio Anne Montel, Loïc Clément et Julien Arnal.

J’ai eu la chance de "découvrir" le dessinateur Theo avec la série historique Le Trône d’argile (écrite par France Richemond) qui a repris le dessin de Murena chez Dargaud depuis, de travailler depuis ses débuts avec Jenny et son Pink Diary mais aussi avec avec Gaëlle Geniller (Le Jardin, Paris et Les fleurs de grand frère), de publier Les Amants d’Hérouville de Yann Le Quellec et Romain Ronzeau, Hmong de Vicky Lyfoung, Ma Petite Louve de Camille Garoche ou encore l’ambitieux et essentiel Retour à Lemberg, de Philippe Sands, Jean-Christophe Camus et Christophe Picaud qui vient de paraître.

Enfin, depuis 2004, je suis par exemple aussi l’éditeur de séries comme Sillage, de Jean David Morvan et Philippe Buchet, de Okko et ensuite Le Serpent et la lance de l’épatant Hub, de Centaurus, Europa, Demain et Utopie co-créées selon par Leo, Rodolphe, Zoran Janjetov, Louis Alloing et Griffo. Je cite ces titres qui sont souvent des jolis succès - mais pas que - pour montrer la diversité des sujets accompagnés et des publics visés.

Thierry Joor (éditeur chez Delcourt) : « Non, il n'y a pas trop de livres sur le sujet de la Shoah… » [INTERVIEW]

- Il semble que vous n’avez pas été trop content d’une chronique publiée sur ActuaBD concernant Quand la nuit tombe - Lisou de Marion Achard et Toni Galmés publié par vos soins chez Delcourt. La chronique n’était pourtant pas défavorable...

Il ne s’agit pas ici d’être favorable ou défavorable au livre. Chacune et chacun a le droit d’en penser ce qu’il veut. Il ne s’agit pas non plus que je sois content ou non, on s’en fiche. C’est plutôt le fond de l’article qui m’a paru choquant. Dès le chapeau de celui-ci, votre journaliste dit « Un bel album, délicatement mis en scène [...] mais qui a un goût de déjà-vu... » Ce « déjà-vu », je l’ai trouvé dur et injuste. Et c’est ce qu’on en retient car la journaliste ne dit finalement pas grand-chose du contenu dans le corps de l’article. Elle parle surtout de sa forme, qu’elle trouve « réussie » et peu du propos, qu’elle trouve néanmoins « touchant ». Mais si on la prend au pied de la lettre, ou si on la lit un peu vite, on pourrait penser qu’elle en a un peu ras-le-bol du sujet quand elle dit « S’il s’agit incontestablement d’une période douloureuse qu’il ne faut pas oublier, le message peut malheureusement perdre en intensité, tant il a été traité. »

Bref, étant l’éditeur de ce livre, mais aussi un citoyen qui voit une bonne partie du monde tourner dans le mauvais sens, je suis effectivement choqué de lire qu’elle estime que parler encore et toujours de cette période tragique de l’Histoire « a un goût de déjà-vu » et a été « tant traitée ». Immédiatement, j’ai pensé que c’était au minimum un manque de délicatesse, au pire un manque de respect pour les quelque six millions de personnes exterminées, pour les survivants et leurs descendants traumatisés mais surtout pour Lisou et Mylaine (respectivement 91 et 102 ans aujourd’hui) « héroïnes » bien vivantes de ce récit pour qui témoigner n’a pas été une chose évidente, et pour la famille de Simone Veil dont l’époux, Antoine, est le frère de Lisou et Mylaine.

C’est aussi un cruel manque de respect pour les auteurs du livre, particulièrement la scénariste Marion Achard plus que légitime pour l’écriture de ce récit puisqu’elle est la petite-nièce de Lisou et Mylaine.

Mais non, il n’y a pas trop de livres sur ce sujet, surtout ceux destinés prioritairement au jeune public, sauf à estimer que les très nombreux jeunes qui ont déjà voté ou qui iront voter pour l’extrême-droite dans les mois ou les années qui viennent ne représentent nullement un danger pour notre fragile démocratie. Sauf à estimer que les événements tels le génocide au Rwanda, la guerre en ex-Yougoslavie, l’invasion de l’Ukraine par la Russie où l’attentat du Hamas le 7 octobre et la réplique totalement inhumaine et disproportionnée des dirigeants d’Israël à cette attaque sont des événements qui n’ont rien en commun avec les crimes contre l’humanité et les génocides commis entre 1939 et 1945.

Dans ce cas, oui, arrêtons de témoigner et d’évoquer ces tristes événements, que ce soit en bande dessinée ou par un autre biais. Nos enfants se débrouilleront bien tout seuls.

Le temps de la Seconde Guerre Mondiale s’éloigne. Celles et ceux qui l’ont vécue sont de moins en moins nombreux. Le devoir de mémoire est une absolue nécessité et il n’y aura jamais un seul témoignage de trop, quel que soit le média utilisé.

Je pense que la bande dessinée a démontré, surtout ces dernières années, qu’elle n’est plus seulement un divertissement pour les enfants. Elle a pris toute sa place dans la transmission de l’Histoire et de ses douleurs, passées ou contemporaines. Quelque part, parler de certains livres de bande dessinée comme la journaliste l’a fait à propos de Quand la nuit tombe - Lisou, c’est également humilier la bande dessinée elle-même.

Il ne faut pas négliger que nous ne faisons pas des livres pour les journalistes et autres professionnels, mais bien pour un lectorat parfois vierge de tout autre expérience de lecture sur certains sujets. On peut estimer que tous les sujets ont été traités sous forme de bande dessinée, mais les générations changent, en remplacent d’autres et, pour les plus jeunes surtout, tout reste à découvrir. Pour la Guerre 1939-45, il ne faudrait pas non plus que pour les générations futures, seule La Grande Vadrouille (que j’adore) reste la seule trace "historique" de ce qui s’est passé durant cette période.

- L’autrice de la chronique se lamentait de l’inflation actuelle de bandes dessinées sur ce sujet. On suppose que les succès des BD de Ginette Kolinka, de Madeleine Résistante, des Enfants de la Résistance, de Manouchian, etc., ne vous ont pas échappés... En tant qu’éditeur, en avez-vous conscience ?

Tous les titres que vous évoquez sont relativement récents. Quand j’ai entamé mes collaborations avec les auteurs de Quand la nuit tombe - Lisou et Retour à Lemberg qui parlent de ces sujets, c’était il y a déjà au moins trois ans et je ne me suis pas dit cyniquement : « Tiens, là, il y a un créneau à succès potentiel pour 2024. » Non, ils m’ont paru essentiels au moment où je les ai signés et, avec tous les événements actuels, les situations que nous connaissons, ils le sont plus que jamais. Ce qui est important, c’est de faire de bons livres, qu’aucun sujet ne soit écarté parce que nous, professionnels, l’avons déjà lu cent fois. Il faut vraiment prendre du recul au risque d’être blasé. Et il n’y a rien de pire qu’être blasé parce qu’on n’éprouve plus aucune émotion alors.

- Que penser de cette offre pléthorique ? Un auteur irréprochable comme l’historien Georges Bensoussan évoque lui-même dans L’Histoire confisquée des Juifs d’Europe (Ed. Presses universitaires de France) un « sentiment de saturation » et remarque qu’il procède « d’une société qui a fait du génocide un alpha et un oméga de la création ». Il ajoute : « ...à l’inverse du but recherché, cette centralité mémorielle a fini par empêcher de penser le présent.  » Gotlib lui-même dans Désamorçage en 1974 (où il traitait de la médiatisation des catastrophes humanitaires) remarquait que, malheureusement, la société peut s’accoutumer à des faits qu’on ne devrait pas accepter... L’histoire récente semble leur donner raison... Qu’en pensez-vous ? Que peut-on faire, que peuvent faire les auteurs, pour éviter cet écueil ?

Il faut justement faire témoigner celles et ceux qui en ont le courage et qui ont été victimes de toutes ces atrocités, de toutes ces injustices tant qu’il est encore temps. Mais il faut le faire avec des autrices et des auteurs qui sauront les écouter, les restituer et leur donner une véritable identité.

Je voudrais terminer en racontant une anecdote. Lorsque le film de Spielberg, La Liste de Schindler est sorti au cinéma en 1993, j’était allé le voir comme bon nombre de gens. Il était assez long et en pleine restitution du massacre du ghetto de Cracovie, il y a eu un entracte pour permettre au public d’aller acheter popcorn et autres boissons. Et ils y sont allés en nombre et sans sourciller, comme si le film projeté était juste un film à grand spectacle. Je me suis déjà dit à ce moment-là que l’être humain était étrange, qu’il pouvait se recroqueviller dans sa bulle (ici le popcorn et la boisson pétillante) en évitant de voir en face la réalité du monde. Quand la nuit tombe - Lisou et Retour à Lemberg sont là pour témoigner de ce que certains sont capables de faire, dans le bon comme dans le très mauvais sens, et redonner du sens à l’humain.

Propos recueillis pas Didier Pasamonik

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

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Code EAN : 9782413077657

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