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Vivre libre ou mourir - Par Le Gouëfflec & Moog - Ed. Glénat

Par Romain BLANDRE le 30 avril 2024                      Lien  
Des cris de cochons, des coups de sifflet ou des alarmes ponctuent les paroles de François, accompagnés des riffs de guitare endiablés de Loran. A leurs côtés, les Bérurier noir voient se trémousser les Titis, leurs premières fans, groupies qui sont devenues membres à part entière du groupe. Les chorégraphies déjantées participent d’un spectacle bien rodé et pourtant toujours improvisé. Nous sommes dans le dernier tiers des années 80, le groupe punk français le plus connu remporte un succès bien mérité. Fidèles à une éthique qui leur est propre et à leur idéologie, ils n’ont jamais dérogé à leurs principes (billets de concert à bas prix pour permettre à tous de venir).

Pourtant, à l’origine, rien ne promettait forcément le groupe à un tel succès. C’est ce que relatent Arnaud Le Gouëfflec et Nicolas Moog dans cet album consacré à la scène punk française de 1981 à 1989 (dates de naissance et de la première disparition des Béru), après avoir déjà collaboré sur Underground, un catalogue des groupes et de la musique classés comme tels depuis les années 1960. A partir d’interviews des précurseurs du mouvement et de quelques expériences personnelles, les deux auteurs retracent tout d’abord la protohistoire du mouvement punk en France et le vivier de groupes dans lequel vont naitre les Bérurier noir : un mélange d’influences de combos étrangers, mêlé à une volonté de certains jeunes de se démarquer du mouvement hippy dans lequel ont évolué leurs parents. C’est la naissance de Lucrate Milk, groupe imaginaire dont on entendait parler dans certains quartiers parisiens alors que personne ne les avait jamais vu sur scène. Situation tout à fait normale puisqu’aucun de ses membres n’avait jamais joué de musique. Face à une réputation qui commence à monter, Masto, Nina, Laul et Gaboni sont forcés de s’acheter des instruments et de se lancer dans la composition de titres à trois accords. Marsu, futur directeur de Bondage Records, devient leur manager. Les bases sont posées.

Le punk français a cela de particulier qu’aucun des groupes qui le représentent n’est sur la même ligne musicale. Quoi de commun effectivement entre les Béru, la Mano Negra, les Wampas, OTH, Camera Silens, Parabellum ou les Thugs ? Rien ! Pour les deux auteurs, on est d’abord punk dans l’attitude, dans la façon de vivre, dans un certain goût artistique et dans une façon de vivre (squat). Pour donner une certaine cohérence à tout ce mouvement si disparate et original, on a inventé de terme « punk alternatif » devenu « Rock alternatif », qui permet à chaque groupe français d’apporter sa touche d’originalité, comme des influences musette pour Les Garçons Bouchers ou orientalisant pour Les Négresses vertes.

Vivre libre ou mourir - Par Le Gouëfflec & Moog - Ed. Glénat

Au fil de l’évolution des Bérurier noir, on découvre l’histoire d’un mouvement et de groupes de musique qui se multiplient et se structurent autour de lieux emblématiques, de labels qui se créent, de concerts qui s’organisent. C’est le moment où apparaissent les fanzines, tapés à la machine à écrire, découpés et collés à la main. Le Do It yourself est le principe qui guide tous les acteurs du mouvement : puisque les grandes maisons de disques ne veulent pas d’eux et réciproquement, il faut se débrouiller tout seul. On réalise les pochettes à la main, on enregistre et diffuse des cassettes, on crée des associations qui deviennent des maisons de disques professionnelles.

Certains groupes se politisent. Devant la montée de l’extrême-droite et face à la multiplication des bavures policières (assassinat de Malik Oussekine), il n’est plus question de se taire : les Bérurier noir et leurs compères de scène s’insurgent contre le score faramineux du Front national ; d’autant que la radicalité commence à toucher le milieu Skinhead qui était pourtant apolitique au départ. Il faut créer un service d’ordre pour dissuader les Boneheads néo-nazis d’assister aux concerts.

Mais tout cela coûte beaucoup d’argent, et les Béru, fidèles à leur volonté de jouer pour pas cher, ont du mal à suivre, d’autant plus qu’au fil du temps, certains groupes ont signé auprès de gros labels et mènent une vie bien plus confortable qu’eux. La Raïa qui entoure le groupe se met en grève à plusieurs reprises. Des dissensions naissent au sein du collectif. En 1989, on décide d’arrêter avant que l’embrouille ne soit trop violente et la fracture irrémédiable.

En parallèle, et c’est une des forces de l’ouvrage, on apprend que le groupe inquiète les pouvoir public. Il faut le faire disparaitre car il commence à avoir beaucoup trop d’influence sur une jeunesse avide de liberté extrême et de subversivité. Loran est accusé d’être à l’origine d’actions terroristes, il est mis sur écoute. La DST invente un groupe activiste, Black War, pour casser les Béru.

Le profane qui découvre le mouvement punk apprendra pas mal de choses sur cette époque et pourra découvrir les quelques groupes français qui apparaissent dans l’ouvrage. Les plus connaisseurs émettront à juste titre des remarques quant au fond et à la forme du livre. On l’a bien compris, la volonté des deux auteurs de retracer l’histoire du punk à travers un groupe phare, les Bérurier noir. Ainsi, une grande partie du livre est parisiano-centrée.

Un court détour est réalisé vers Toulouse, mais on oublie pas mal d’autres viviers punks très actifs à l’époque dans certaines villes de France : Strasbourg, Rennes, Bordeaux, Montpelliers. Il aurait aussi été largement possible de parler de groupes beaucoup moins connus (plus orientés Oï ! et aux influences britanniques) et qui pourtant étaient particulièrement prisés du public (ceux de la compile Chao en France par exemple trop rapidement survolés dans le livre).

Sous les traits tout en noir et blanc, ronds et propres de Nicolas Moog, on pourrait ressortir de la lecture de l’album avec l’idée d’un mouvement aseptisé. Mais le punk, c’était aussi et surtout la galère, la manche dans la rue pour s’acheter de quoi boire ou se défoncer, c’est le sacrifice de vies entières et la baston perpétuelle dans la rue entre tribus urbaines, surtout dans les années 80 et la montée de l’extrême-droite. En donnant uniquement la parole aux survivants des groupes et à ceux qui les ont côtoyés de près, les auteurs ont négligé le public de base dont il doit rester encore des survivants afin de livrer une réelle immersion dans un mouvement et une époque difficiles à concevoir et à appréhender aujourd’hui. Ainsi le titre « Vivre libre ou Mourir » aurait eu tout son sens.

Reformé au début des années 2000, puis revenu avec un ultime titre à l’occasion des attentats de 2015, le groupe n’a pas tenu plus longtemps que quelques concerts. Une époque est passée : est-elle définitivement morte et enterrée ? Loran joue aujourd’hui avec Les Ramoneurs de Menhirs. François a fondé Molodoï, puis Banlieue rouge et est devenu chercheur au CNRS, spécialisé dans l’histoire du Viet Nam contemporain.

Le groupe a marqué la scène et a été capable de faire hurler à des centaines de jeunes qu’ils emmerdaient le Front national. Tous avaient alors le majeur dressé pour montrer leur rejet de l’extrémisme et du racisme. Auraient-ils actuellement le même succès quand on constate le repli communautaire et l’obscurantisme religieux et politique dans lesquels une grande partie de la jeunesse s’enlise ?

(par Romain BLANDRE)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782344055632

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