Bonjour Actua, Bonjour Didier.
Je viens de découvrir le commentaire sur l’article que Romain et moi venons de publier. Ce dernier est d’accord avec moi pour dire qu’il ne transcrit pas tout à fait nos propos (un exemple : nous ne disons pas que "Menu agit plus en maquettiste qu’en éditeur", mais qu’ « il agit plus en éditeur qu’en critique », ce qui n’est pas la même chose). Mais l’interprétation est normale, après tout un commentaire se doit par nature d’être partial. Et il serait donc vraiment idiot de contester cette lecture ou débattre à son sujet. Cependant, comme Actua Bd est très lu, et que nous avons surtout les soucis 1 :d’être compris. 2 : d’échapper a un débat récent dans lequel nous ne nous reconnaissons pas, nous souhaitons publier sous le commentaire du texte, le texte lui même. Ce qui je pense, permettra à chacun d’évaluer notre discours à sa manière.
Cordialement
Stéphane Beaujean
“Extra Q
La critique en bande dessinée est-elle nulle ?
Alors que tout le monde s’accorde à reconnaître que la bande dessinée mondiale connaît une exceptionnelle diversité plastique et narrative, certains, parfois de manière très virulente, déplorent l’absence d’un discours critique en bande dessinée. Tour d’horizons de ces néo-jeunes turcs à travers la revue Eprouvette.
La bande dessinée est hype, la bande dessinée est cool. Mangas, comics, nouvelle bande dessinée française, production alternative, le foisonnement sans précédent du médium et l’accessibilité toute récente à ce qui se fait de mieux -et de pire- à travers le monde donnent au lecteur une satisfaction quasi-optimale. Mais certains sont mécontents. Ils sont même furieux et on peut raisonnablement les comprendre. Car à cet éventail quasiment sans précédent de la création (haut de gamme) répond un discours critique d’une inanité rare. Les relais traditionnels de ce discours, revues ou magazines spécialisés, ont une ambition limitée. Les rares tentatives de sortir du marasme sont marginales (9e art animé par l’insubmersible Thierry Groensteen) ou suicidées (Bang ! abandonné par Casterman). Où est l’héritier des Cahiers de la bande dessinée version années 1980, dirigé par Groensteen et une talentueuse cohorte de critiques, parmi lesquels François Rivière ? Où même plus récemment celui du fanzine Critix ? Quant aux médias généralistes, c’est l’hallali, mais les théories critiques les plus poussées ne sont jamais apparues du côté de ces mastodontes figés dans leurs certitudes culturelles. Certes, des fanzines tels que le Comix club ou, plus récemment, Bananas, qui renaît de ses cendres après quelques années de silence, continuent courageusement de prêcher pour un peu plus d’ambition intellectuelle, mais leur entreprise reste pour l’instant lettre morte. Devant un tel désastre, il en est qui se sont mis à rêver de polémiques salutaires, de terrorisme verbal et de guerres d’essais. Leurs modèles avoués, plus que le néo-académicien Robbe-Grillet et son Pour un nouveau roman ou l’ex-maoïste Sollers de Tel Quel, sont, côté critique, les jeunes turcs des Cahiers du cinéma, Rivette et Truffaut en tête, ainsi que leur héritier iconoclaste, le regretté Serge Daney. Côté esthétique et attitude, les punks surdoués et provocateurs du groupe Bazooka, menés par Loulou et Kiki Picasso, ont leur faveur. Pour l’ascendance réclamée, on frise donc le sans-faute. Dans la lignée de son Plates-bandes, où il déversait avec un indéniable talent sa bile vengeresse contre les éditeurs corrompus, les journalistes médiocres (avec une pierre dans le jardin de Chronic’art) et les auteurs complaisants, Jean-Christophe Menu, cofondateur des mythiques éditions de L’Association (David B., Marjane Satrapi, Emmanuel Guibert...), est à l’origine d’Eprouvette. Cette revue nouvellement créée entend prioritairement donner la parole aux auteurs, louable intention si l’on considère le précédent surréaliste, par exemple. Mais si l’on retrouve avec bonheur les attaques ad hominem contre les ennemis du microcosme ou l’impeccable présentation du produit, fruit du savoir-faire éditorial de L’Association, pour ce qui est du succès du projet, on reste tout de même circonspect.
Car qu’y a-t-il d’avant-gardiste dans la revue ? La « dénonciation de la dédicace », décrit comme effet pervers d’un système commerçant qui mécanise le processus d’achat en transformant l’acte social, culturel et artistique en plus produit ? Impossible de voir une quelconque novation, ni dans le thème ni dans le traitement critique, sur ce sujet d’arrière-garde, tant il est discuté à chaque convention, conférence, rencontre, bal des pompiers ou festival international, et ce depuis au moins dix ans. Serait-ce alors le discours anticapitaliste pour la sauvegarde de la diversité formelle ? Apparemment non, à relire le discours émergeant dans les Cahiers du cinéma à partir des années 1970, plus encore les articles 80’s de Serge Daney dans les pages de Libération contre l’industrialisation des images et la lutte pour la survivance d’une altérité. Le sensible cinéphile avait su non seulement expliquer ce phénomène de compression créative, mais en plus il fut capable de le repositionner dans une démarche plus large, celle d’une vision politique et sociale du monde, chose dont Eprouvette n’a pas su enrichir sa dénonciation, préférant la rupture et le repli autiste derrière la barrière bande dessinée. C’est d’ailleurs sûrement là que se glisse ce fameux hiatus, entre déclaration -être une avant-garde, donc par essence enfoncer les barricades- et le geste, retranchement sectaire et mouvement en arrière. A-t-on déjà vu l’innovation dans l’immobilisme.
Nombre des défauts qui émaillent ce premier numéro semblent être des conséquences de la réappropriation de l’objet critique par des auteurs. Car à l’inverse des membres des Cahiers du cinéma, qui bâtirent leur univers critique en amont du passage à la création, la démarche de Jean Christophe Menu montre un envers restrictif. Non seulement sa nouvelle critique délimite comme champ d’étude sa propre création ou ses parents proches (Guy Vidal, Cornélius...), mais pour se faire il utilise un dispositif de validation qualitatif reposant davantage sur le mode de fabrication que sur les qualités artistiques. Une prédilection pour les critères industrieux évidente à l’aune de sa profession d’éditeur, mais dont il n’est pas faux de dire qu’elle est plus à même de juger d’un artisanat que d’un Art. En conséquence, cette délimitation implique l’amalgame de tout un pan de la bande dessinée dans lequel surgissent pourtant, et ce très régulièrement, de nombreux titres à la validité artistique évidente. Resterons-nous réellement dans un champ critique avec L’Eprouvette ? Rien n’est moins sûr, ce que semble attester les longues et inutiles digressions sur la dédicace, les échanges de courrier entre éditeurs, et autres petites chamailleries de basse ou d’arrière-cour. Plus d’une moitié du bouquin en somme.
Tout comme Ah ! Nana dans les années 7O apportait manifestement la preuve que les expressions « impérialisme mâle » et phallocratie » étaient loin d’être dépourvues de signification, J-C M. stigmatise dans la chair de L’Eprouvette les attaques d’une mécanique industrielle contre l’existence de l’altérité. Une démarche nécessaire certes, mais loin d’être d’avant-garde, et qui ne pourra prétendre au statut de critique tant qu’elle n’aura pas posé sur les plateaux de sa balance les poids de la création et de l’Art dans son rapport au monde.”