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Lecture en confinement #39 : "Eros Negro. Jouer avec le feu" - Par Démoniak - Adverse

24 avril 2020 Commenter
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CONFINEMENT. Les États-Unis, c’était prévisible, sont devenus le nouvel épicentre épidémique et médiatique de la crise sanitaire et économique actuelle. Avec déjà plus de 50 000 décès enregistrés, des millions de chômeurs en plus, des manifestants à la fois anti-avortement, pro-peine de mort et contre le confinement, et un président pas avare de sorties aussi farfelues que dangereuses, ils ont de quoi divertir ceux qui aiment l’humour très très noir. N’oublions cependant pas que, même si la puissance américaine n’est plus ce qu’elle a été au XXe siècle, quand le colosse tremble, c’est le monde entier qui vacille.

On les appelle dirty comics, fuck book ou plus pudiquement Tijuana bibles aux États-Unis. Ces bandes dessinées, petites par leur format et leur pagination, ont connu leurs heures de gloires - clandestines quand même - des années 1920 aux années 1960 et ont livré leurs derniers feux dans les années 1980. Leurs versions européennes, BD porno de gare, qui n’en sont pas des traductions, ont été produites en quantité sur du papier de mauvaise qualité, en particulier en Italie.

Lecture en confinement #39 : "Eros Negro. Jouer avec le feu" - Par Démoniak - Adverse
Eros Negro #2 © Démoniak / Éditions Adverse 2020

Aujourd’hui quasiment oubliées sauf de quelques collectionneurs, on peut en trouver, avec pas mal de chance, dans les brocantes ou vide-greniers. À défaut, on pourra se tourner vers les productions Démoniak, collectif nébuleux et anonyme un temps édité par le Frémok [1] et abrité sur un simple blog [2]. À la fois hommages et réinterprétations des anciennes publications pornographiques, les bandes dessinées signées Démoniak sont aussi une mise en avant d’un pan de la culture populaire longtemps caché et un questionnement des fantasmes inavoués des sociétés occidentales.

Plus récemment, ce sont les Éditions Adverse qui ont repris le flambeau. Au départ prévue pour ne constituer qu’une publication indépendante, Eros Negro. Jouer avec le feu constituera finalement la reprise complète, en quatre épisodes dont deux sont encore à paraître, d’une bande dessinée éditée par SPS en 1986. Le ou les dessinateurs sont inconnus : rien d’étonnant. Nous savons cependant que l’orthographe a été respectée et que son pays de naissance d’Eros Negro est l’Italie.

Le format est identique chez Adverse, peu ou prou, à l’original. La fabrication, en revanche, respectant la charte graphique de l’éditeur, est beaucoup plus soignée. L’idée n’est pas de proposer un simple fac-similé pour redonner vie à un patrimoine oublié et un peu honteux pour les lecteurs de l’époque. Il s’agit plutôt, comme le prouvent les dessins de couverture, d’une réhabilitation du grotesque, au sens que l’on donnait au terme à la Renaissance avec le désir de retrouver l’esprit antique de certaines représentations outrancières.

La couverture du n° 12 d’Eros Negro : de la version originale à sa réinterprétation par Démoniak © SPS 1986 / Éditions Adverse 2019

Le fait de redessiner une œuvre, aussi triviale soit-elle, questionne en outre le mythe de l’unique, qui colle encore beaucoup à la peau de l’art malgré les productions warholiennes. Nous sommes là au cœur de l’ambiguïté de la bande dessinée et de la contradiction de nombre de ses lecteurs, qui placent au-dessus de tout la planche originale d’une œuvre qui n’est pourtant presque rien sans sa reproduction, parfois d’ailleurs réalisée en quantités industrielles. Les salles de vente, qui dès qu’apparaît un bout de trait d’Hergé s’excitent de façon bien plus indécente que ce que nous donnent à voir les fameux dirty comics, seraient sans doute scandalisées par la démarche de Démoniak : redessiner pour ne donner guère plus de valeur à ce qui n’en avait déjà pas tellement, quelle absurdité spéculative !

Si ce genre de considération doit probablement arracher, au mieux, un petit rire diabolique à Démoniak, cela ne signifie pas que nous devions nous en tenir là de nos réflexions. Car l’épisode d’Eros Negro qui a été choisi, le douzième de la série, et qui s’intitule Jouer avec le feu, n’a certainement pas été choisi au hasard. Mettant en scène quelques bourgeois et quelques malfrats tous très chaleureux, il permet de provoquer une inversion des rapports de domination coloniaux et, par ce biais, d’interroger aussi bien les fantasmes racistes hérités de la période coloniale que la culpabilité rarement digérée des sociétés occidentales vis-à-vos des peuples aujourd’hui émancipés.

Reste que la pornographie occupe la place centrale de cette publication. Rien n’est voilé, et l’objectif de la bande dessinée originale n’est en rien amoindri. Le trait brut et épais et le noir et blanc contrasté sont certes éloignés des caractéristiques aujourd’hui promus par ce genre, mais a le mérite de souligner qu’un récit porno doit sa réussite davantage à la fantaisie des scènes représentées et à la force d’évocation qu’à la finesse de représentation et à un pseudo réalisme de toute façon trompeur. Finalement, derrière le masque du grotesque, Démoniak est un grand provocateur et s’amuse avec nos frustrations artistiques, politiques, et sexuelles.

FH

Eros Negro #1 © Démoniak / Éditions Adverse 2019
Eros Negro #2 © Démoniak / Éditions Adverse 2020
Eros Negro #3 © Démoniak / Éditions Adverse 2020
Eros Negro #1 © Démoniak / Éditions Adverse 2019
Eros Negro #1 © Démoniak / Éditions Adverse 2019
Eros Negro #1 © Démoniak / Éditions Adverse 2019

- Eros negro #1 : 12 x 17 cm - 24 pages en noir & blanc - couverture souple - ISBN 9791095922247 - parution en avril 2019.

- Eros negro #2 : 12 x 17 cm - 32 pages en noir & blanc - couverture souple - ISBN 9791095922322 - parution en février 2020.

- Eros negro #3 : 12 x 17 cm - 32 pages en noir & blanc - couverture souple - ISBN 9791095922360 - parution en juin 2020.

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[1On trouve dans la collection Flore six petits volumes parus en 2009 et 2010.

[2Les images les plus récentes y datent de 2013-2014 et y caricaturent notamment des célébrités politiques et économiques dans de bien scabreuses postures.

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.


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