« Auteurs de tous les pays, unissez-vous !, » semble être le mot d’ordre de cette édition jubilaire puisqu’elle réunit Ben Katchor [États-Unis], Varvara Pomidor [Russie], Aurélie William Levaux [Belgique], Noyau [Suisse], ou David Turgeon [ Canada ] aux côtés des Français Tofépi, JM Bertoyas, Nine Antico, Philippe Dumez, de même que le « Monde Diplomatique en bande dessinée », qui expose les auteurs de leur collectif paru en novembre 2010.
Périscopages, rencontres « gratuites et curieuses, associant milieux alternatifs et institutionnels, lieux rennais et départementaux, professionnels français et étrangers mais aussi croisant toujours les domaines artistiques » affiche quelques 10 000 visiteurs, ce qui est considérable pour un évènement célébrant ce que les Américains appellent la « Free Press ».
« Free » comme indépendant, sans obédience autre que l’art, et surtout en dehors de tout contrôle financier émanant de grands groupes. Une affiche de Willem éditée par le festival symbolise ce parti-pris : « Saviez-vous que les droits d’Astérix sont détenus par un marchand d’armes ? ». Le caricaturiste hollandais fait ici allusion au rachat des éditions Albert-René par Hachette, à l’issue d’une bataille où les coups bas n’ont pas manqué. Hachette, propriété de Lagardère, l’un des premiers fournisseurs du ministère de la Défense.
« Ces Rencontres visent avant tout à installer un rapport singulier avec le public, basé sur la découverte, le débat et les croisements, plutôt que sur des préoccupations commerciales » déclarent ses organisateurs. Cela se concrétise par huit lieux d’expositions, des tables rondes, notamment ces Assises de la bande dessinée : « Coups d’œil en arrière sur la bande dessinée à l’occasion des 10 ans de Périscopages mais surtout regards vers les possibilités qu’offre l’horizon en présence d’artistes, d’éditeurs et de critiques. »
Où la création rejoint l’idéologie
On notera cette année, outre la présence du grand Ben Katchor, l’auteur du fabuleux Juif de New York (ed. Rackham), celle de l’éditeur André Schiffrin, patron de la maison The New Press et grand défenseur de la petite édition, auteur d’un pamphlet réputé aux accents anticapitalistes, L’Édition sans éditeur (1991, Ed. La Fabrique) où il stigmatise la mainmise des puissances de l’argent sur l’édition, et plus généralement sur la parole. Dans plusieurs de ses écrits, Jean-Christophe Menu s’en réclame. L’éditeur franco-new-yorkais sera interrogé par Xavier Guilbert, le merveilleux « numérologue » du site Du9.org.
Schiffrin constate qu’avec le développement de la télévision puis de l’Internet, mais également en raison d’une concentration de plus en plus forte dans le marché du livre de plus en plus victime du « scoring » (essayez d’acheter un album des Requins marteaux datant de plus de six mois dans une Fnac, vous verrez…), la petite édition, celle qui publie des ouvrages à moins de 1000 exemplaires, n’a plus sa chance.
Si le constat est incontestable, la propension à désigner « le capitalisme » comme la cause de tous ces maux est à la fois une facilité conceptuelle pas vraiment nouvelle (on a un bouc émissaire commode, à la fois informe et omniprésent, comme le banquier à cigare de L’Assiette au Beurre) et un appel à la paresse : le véritable enjeu de l’édition aujourd’hui est la réforme des modes de production et de consommation du livre qui ont complètement changé depuis l’avènement du numérique. Nous sommes dans une révolution comparable à l’introduction en Europe des premières presses mécaniques à cylindre produisant plus de 1100 feuilles à l’heure qui bouleversèrent la chose écrite à partir de 1810.
L’autre face de cet enjeu est évidemment le contrôle de la création et son rapport aux libertés individuelles. Mais il ne faudrait pas que les acteurs de la filière de la bande dessinée projettent leurs frustrations résultant de la difficulté de s’adapter aux nouvelles donnes, sur ce qui n’est, après tout, qu’une mutation normale : aucune culture ne peut rester figée pendant des siècles.
La nécessaire expérimentation
Ainsi, on ne peut ainsi pas en vouloir à l’édition commerciale, celle qui inonde le marché de ses produits formatés jusqu’au plus petit point de vente, d’être frileuse et aussi peu encline à l’innovation : c’est dans sa nature. Entre une structure employant des centaines de personnes réclamant (à juste titre) son salaire à la fin du mois (avec les charges qui vont avec) et une petite association reposant des bénévoles le plus souvent, les réflexes ne peuvent pas être les mêmes. Chez les premiers, on porte ceinture et bretelles, on bétonne autant que l’on peut le chiffre d’affaires, on flatte les bas instincts de l’acheteur pour assurer et même réassurer les bénéfices de l’actionnaire, tandis que le second peut se permettre une expérimentation audacieuse en rognant sur son train de vie. L’édition commerciale a au moins ce mérite : celui de permettre à de nombreux points de vente de financer le stock nécessaire à une juste présence de l’édition alternative en France. Ceux qui prétendent qu’elle l’est "de moins en moins" devraient apporter des preuves car jusqu’à présent -le rapport Ratier le montre- les petits éditeurs sont de plus en plus nombreux dans ce pays.
La radicalité du petit éditeur est d’ailleurs parfois toute relative : il lui arrive de s’autoriser, pour sa survie, quelques entorses au dogme initial : on oublie trop souvent que la grande figure de l’édition alternative américaine, Fantagraphics, a longtemps publié des ouvrages pornographiques pour boucler ses fins de mois. Que serait L’Association sans les Marjane Satrapi, Joann Sfar, Lewis Trondheim, David B,… qui ont accompagné son développement avec des titres « vendeurs » ? Ils ne sont, loin s’en faut, pas les parangons de « l’avant-garde ».
Ces derniers auteurs ont pourtant à cœur –on l’a vu récemment avec l’affaire de L’Association et on peut parler là de générosité- à ce que ce genre de structure persiste pour permettre l’existence de talents indispensables comme Killoffer, Ruppert & Mulot ou Jochen Gerner, de la même façon qu’un Marcel Gotlib a tenu à bout de bras la carrière d’un Daniel Goossens dont la nature du talent le tenait éloigné de toute velléité commerciale.
La générosité de ces auteurs n’était pas non plus désintéressée : même les créateurs les plus acclamés ont besoin de se ménager un espace d’expérimentation, presque pour compenser les concessions nombreuses que le succès leur impose. D’où la création de Pilote par Goscinny, Uderzo & Charlier, celle de L’Echo des Savanes par Gotlib, Mandryka & Bretécher, Métal Hurlant par Moebius, Druillet & Dionnet, Le Trombone illustré par le duo Franquin/Delporte ou l’implication d’un Manu Larcenet dans Les Rêveurs.
Ce qui est vrai pour les auteurs, l’est aussi pour les éditeurs. Aire Libre a été le champ d’expérimentation de Dupuis, Poisson Pilote celui de Dargaud, et une réponse à l’activisme des challengers Glénat, Soleil ou Delcourt. De nos jours, Futuropolis ou Quadrant sont les labels expérimentaux de Soleil et « Grand Angle » celui de Bamboo.
Bref, les choses ne sont pas aussi simples. Il serait bon que l’édition expérimentale soit le véritable lieu de réflexion de ce métier plutôt que d’en être, comme trop souvent, la mouche du coche.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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