Quoi, vous ne le saviez pas ? Lucky Luke fêtera ses 70 ans en 2016 et il est plus fringuant que jamais ; songez-y quand de bon matin vous accusez l’âge en vous extrayant péniblement de votre lit si douillet, perclus de douleurs multiples et lancinantes. En attendant, le sémillant cow-boy continue de tirer plus vite que son ombre et poursuit sa tonitruante chevauchée sur le fil de l’actualité qui a du mal à suivre sa cadence endiablée.
Il est vrai que ce personnage-phare de la BD franco-belge, ce dinosaure en Stetson, méritait un feu d’artifice de circonstance. Ça tombe bien puisque Lucky Comics, filiale de Dargaud-Lombard, compte faire de cet anniversaire un grand événement. Avec, dès janvier, pour le Festival International de la BD 2016, une exposition consacrée au personnage à la Cité de la Bande-Dessinée d’Angoulême, qui contiendra pas moins de 145 originaux de Morris.
Mais aussi un somptueux Artbook consacré à L’Art de Morris et la réédition dans un bel écrin de l’album Phil Defer, sorti en 1956, ouvrage dont les originaux ont bénéficié d’une nouvelle numérisation.
Nous vous parlerons de l’exposition angoumoisine peu avant son ouverture, quand nous l’aurons visitée le 19 janvier prochain. En attendant, l’Artbook (par Stéphane Beaujean et Jean-Pierre Mercier [dir.], Dargaud) qui lui sert de catalogue peut faire office de viatique et, il faut bien le dire, nous sommes d’emblée séduits car pour la première fois, toute l’iconographie de l’ouvrage est basée sur les originaux numérisés du maître.
Ce n’est pas un mince exploit car, comme pour l’exposition angoumoisine, nous verrons ces originaux pour la première fois. De son vivant, Morris ne laissait jamais sortir ses originaux. ils étaient cadenassés dans un coffre ! Les voir là, parfaitement numérisés, agrandis à l’envi permet de jouir pleinement de cet "art" (le titre de l’ouvrage n’est pas usurpé et rappelons-nous que les vocables de "9e Art" et même de "Musée de la BD" ont été popularisés par Morris lui-même dans Spirou, dès 1964) qui révèle un grand styliste, conscient de sa technique et de ses effets et qui prend pleinement sa dimension lors de la rencontre du créateur de Lucky Luke avec René Goscinny. Nous y reviendrons.
Un dessin magnifié
Cet Artbook recèle bien des surprises. D’abord un avant-propos de Jean-Christophe Menu qui, on doit le réaffirmer ici, car d’aucuns pensent qu’il déteste la BD commerciale, est un grand admirateur de l’école belge et de Morris en particulier. "L’énigme Lucky Luke" est le titre de son texte. Une énigme pour un auteur qui pense la "sphère de la bande dessinée" en dehors de toute perception économique et davantage en termes esthétiques et formels. [1]. Une énigme qui restera pour lui un mystère car sa lecture de la carrière de Morris est entachée d’erreurs, notamment les raisons qui justifient le passage du broché au cartonné pour la collection Lucky Luke, ou encore ses considérations complètement erronées sur la technique de la couleur chez Morris.
Autrement plus pertinent est le texte de Philippe Capart, "De Félix le chat à Lucky Luke" qui met bien en parallèle le travail de Morris avec le dessin animé, ou les autres contributions comme celles qui mettent le cow-boy solitaire dans la perspective du western hollywoodien ou encore l’analyse remarquable du "Mouvement arrêté" chez Morris.
On est moins convaincus en revanche par l’affirmation qu’ "il n’y a pas d’école de Marcinelle". Outre le fait que le vocable a été forgé, sans doute sur le mode ironique, par ceux-là mêmes qui en étaient issus (probablement Yvan Delporte, il faudrait vérifier), il n’est pas nécessaire qu’il y ait un studio, ou une salle de classe, pour qu’il y ait "un effet d’école". Une injonction esthétique (formelle, dans le système hergéen chez Tintin, ou cooptative chez Spirou) suffit. Le système Dupuis fonctionnait littéralement par compagnonnage, les formations se faisant soit dans les ateliers d’artiste (comme Giraud chez Jijé, Jidéhem ou Roba chez Franquin) soit dans les ateliers de Dupuis (on pense à Lambil faisant les lettrages flamands, à Vittorio Léonardo, chromiste dans les ateliers de Marcinelle).
Pour compléter cet Artbook, Dupuis propose une édition grand format en fac-similé des planches de l’album Phil Defer dont les premières planches ont été publiée dans Le Moustique en 1954 (Spirou n’ayant pu les publier car jugées trop violentes). Un tirage de 3000 exemplaires qui sortira en librairie juste avant l’exposition d’Angoulême, le 22 janvier 2016.
Hommages
Dans le même esprit que la collection "Spirou par..." qui nous avait valu l’heureuse surprise de révéler le talentueux Émile Bravo au grand public, Lucky Comics a décidé de confier le cow-boy à d’autres talents. Une façon de rendre hommage tout en désenclavant le personnage de Lucky Luke des canons trop rigides du sacro-saint "respect de l’œuvre" que d’aucuns critiques qui se sentent eux-mêmes comme des "dinosaures", comme Thierry Groensteen s’attachent à défendre coûte que coûte.
Ainsi est-ce le cas pour Matthieu Bonhomme, grand fan de Morris et de Lucky Luke héros de son enfance, qui donnera, en avril 2016, sa version du cow-boy solitaire. Il en fait un freluquet dans un réalisme bien éloigné du schématisme morissien. C’est assez sublime, il faut bien le dire, et cela nous vaut quelques clins d’œil déconstructifs comme cette page où le dessinateur s’amuse à tuer le mythe, chose que Morris, en moderne avéré, avait déjà fait quelquefois avant lui.
De même, on sourit d’avance à la version qu’en donnera Bouzard en juin 2016, qui s’amuse à interroger l’icône au travers de ses contradictions, parmi lesquelles son passé de fumeur et son célibat forcené.
Tout cela est sensé nous faire patienter jusqu’à l’arrivée du septième Lucky signé par Achdé avec cette fois au scénario le talentueux Jul à propos duquel nous écrivions il y a quelques semaines : "Un excellent choix. Rappelons que le nom de Jul circulait aussi sur la reprise du scénario d’Astérix, signe que nous avons là un auteur qui s’inscrirait dans la lignée goscinnienne, la meilleure de la saga inventée par Morris."
Pfou, quelle année !
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
(par Pascal AGGABI)
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Exposition L’Art de Morris
présentée du 28 janvier au 18 septembre 2016
Musée de la bande dessinée
quai de la Charente - Angoulême
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Lucky Luke sur le site de Dargaud
Le site officiel de Lucky Luke
La page Facebook de Lucky
[1] Il n’est pas le seul : enfants perdus de la sémiologie, Pierre Fresnault-Desruelles, Thierry Groensteen, et dans une moindre mesure Thierry Smolderen et Benoît Peeters, de tous ceux qui ressortent de cette production de "gnose angoumoisine", souvent jargonnante, sinon pédante (à ce titre, Harry Morgan atteint des sommets), ont une forte tendance à penser la bande dessinée en dehors de toute préoccupation véritablement historique, notamment éditoriale -à quand le premier article sur Georges Dargaud ?- , technique ou économique, alors que ces contextes ont fortement pesé sur les choix éditoriaux opérés par les différents acteurs du métier. Ils s’opposent au courant des "collectionneurs-entomologistes", très méprisée par les gnostiques angoumoisins, dans lesquels on pourrait classer notamment Gilles Ratier, Patrick Gaumer ou les époux Christelle et Bertrand Pissavy-Yvernault qui ont l’avantage d’apporter des faits objectifs et des documents nouveaux, parfois assortis d’analyses et de contextualisations pertinentes, ce qui les distingue du manque de rigueur de leurs prédécesseurs Moliterni et Filippini qui avaient pour eux d’être des pionniers dans leur domaine.
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