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2020, l’avènement paradoxal de Keum Suk Gendry-Kim

Par Laurent Melikian le 30 décembre 2020                      Lien  
La scène mondiale accueille la plus française des autrices coréennes. L’année où les déplacements sont entravés, son œuvre est remarquée sur plusieurs continents, primée à New-York, publiée par trois éditeurs en français, exposée sur trois continents. Portrait d’un phénomène du roman graphique.

En 2017, nous nous étions entretenus avec Keum Suk Gendry-Kim. Née en Corée du Sud, elle étudie et séjourne plus de vingt ans en France où elle devient autrice de bandes dessinées, avant de retourner dans son pays natal en 2011.

Au moment de cette interview, elle venait d’achever Les Mauvaises Herbes, le témoignage délicat de Mme Oksun Lee, survivante de l’esclavage sexuel par l’armée japonaise pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce roman graphique, construit sur une suite de rencontres dans le présent et ponctué de flashbacks est comparable dans son principe narratif et dans sa démarché mémorielle au Maus d’Art Spiegelman. Il est publié en 2018 en français par les éditions Delcourt dans une relative discrétion. Il a cependant attiré l’attention du marché international, là où tout s’est joué en cette année 2020.

2020, l'avènement paradoxal de Keum Suk Gendry-Kim
En 2017 à Nantes avec "les mauvaises Herbes"
© L. Mélikian

Dès février ; un premier aboutissement se présente avec un voyage à Tokyo pour accompagner la sortie des Mauvaises Herbes en japonais. Qu’une bande dessinée coréenne soit traduite dans le langue de Mishima est déjà remarquable, mais cette publication-ci a valeur d’événement, car le sujet de ce témoignage -appelé par euphémisme « Femmes de réconfort »- reste tabou au sein de la société nippone. Un voyage et des rencontres marquantes pour l’autrice avec qui nous nous sommes entretenus par téléphone : « J’ai pu échanger avec des lecteurs et des journalistes japonais à l’écoute, prévenants, conscients de leur histoire. Par une campagn,e un groupe de militants a favorisé l’édition du livre à un prix accessible auprès des plus jeunes ».

On est loin du tapage orchestré en 2014 par l’extrême-droite japonaise autour d’une exposition collective sur le même thème à Angoulême. Probablement parce qu’avec un récit proche de 500 pages, Les Mauvaises Herbes donne corps au destin malheureusement exemplaire et tragique de cette adolescente condamnée à la prostitution, la violence, l’opprobre et l’exil. Le témoignage de Mme Oksun Lee ne se contente pas d’affirmer l’existence à grande échelle d’esclave sexuel sous le joug de l’armée impériale -ce que nient les nationalistes japonais-, elle pointe également les responsabilités de certains Coréens et le rejet social dont ont été victimes les rescapées. Les Mauvaises Herbes atteint le statut d’œuvre essentielle qui accomplit plusieurs missions : éclairer l’Histoire, se démarquer des romans nationaux et verser une goutte d’espoir pour une meilleure entente autour du détroit de Corée.

Six langues pour "les mauvaises Herbes", bientôt quatorze

Covid oblige, tout déplacement afin de soutenir d’autres adaptations de Mauvaise Herbe notamment en anglais, en italien, en portugais du Brésil s’est retrouvé annulé. « 2020 devait aussi être l’année de mon retour en France » regrette l’autrice qui poursuit un rythme de création soutenu d’un nouveau roman graphique chaque année. Par un curieux hasard éditorial, trois d’entre eux ont été publiés à quelques semaines d’intervalle cet automne en français.

Nous nous sommes fait l’écho de L’Arbre nu édité par les Arènes. Ce récit adapté d’un roman de Park Wan-seo a pour théâtre Séoul pendant la guerre civile des années 1950. Il explore la quête de vie -voire de survie- d’une jeune femme et sa relation difficile avec un peintre de grand talent : « "L’Arbre nu" est la métaphore de la Corée meurtrie et, au-delà, de tout pays confronté à la guerre » dit dans sa chronique notre collaborateur Paul Chopelin. « Un projet que j’ai porté pendant plusieurs années. À l’origine, je voulais surtout évoquer le peintre Park Soo-keun  », se souvient l’autrice qui a finalement trouvé par la fiction littéraire la manière d’évoquer une période trouble et de rendre hommage à un artiste inspirant.

Extrait de "l’Arbre nu"
© Gendry-Kim / les Arènes

Autre publication évoquée sur notre site : Jun, éditée chez Delcourt, ramène au contemporain avec l’histoire d’une famille coréenne dont le fils est atteint d’autisme. « Si certains albums ont pu décrire […] les particularités et les difficultés inhérentes à cette étrange et redoutable "maladie" qu’est l’autisme, Jun est certainement l’un des plus réussis du genre. » s’est enthousiasmé notre chroniqueur Charles-Louis Detournay. Et s’il a pu être touché ainsi par la sincérité de ces planches, c’est probablement parce que l’autrice a construit son récit à partir de ses échanges avec la propre sœur de Jun, ce garçon à la fois différent et génial. Une thématique qui lui a permis aussi d’être appréciée par un nouveau lectorat : « Depuis cette publication en français, j’ai reçu beaucoup de témoignages de parents d’enfants autistes, libraires, bibliothécaires qui établissent des parallèles entre leur vécu et l’histoire de Jun. »

Enfin Alexandra Kim, la Sibérienne publié aux éditions Cambourakis dresse le portrait étonnant de la première communiste coréenne engagée dans la révolution bolchévique. Une nouvelle fois, Keum Suk Gendry-Kim s’attache à parler d’une femme en lutte : « Je suis née en 1971. À cette époque, la condition féminine restait difficile en Corée. Par exemple, l’accès des filles à l’éducation n’était pas accepté par tout le monde. Lorsque je raconte une histoire, je porte le regard de ma génération ».

De nombreuses raisons l’ont incité à entreprendre cette biographie, proposée par la ville de Seongnam qui a financé une collection de trente-trois portraits en bande dessinée de résistants coréens à l’occupation japonaise dans la première moitié du 20e siècle. Le récit évoque le communisme « encore très mal vu dans la Corée du sud contemporaine, précise-t-elle. En me renseignant sur Alexandra Kim, je me suis rendu compte qu’elle est décédée à 31 ans, comme ma sœur aînée. Elle avait deux enfants et s’est engagée dans la révolution en dépit des dangers. Son père avait dû immigrer en Chine, puis en Russie pour fuir la misère et l’iniquité en Corée, il a appris seul les langues et l’écriture tout en aidant ses camarades cheminots sur la ligne du Transsibérien. Alexandra Kim y a fait ses classes. Cela m’a beaucoup touchée et pas uniquement d’un point de vue historique. Encore aujourd’hui, les accidents du travail restent un problème en Corée, notamment dans le secteur ferroviaire. »

Pour porter l’histoire de Kim, la Sibérienne la bédéiste a dû composer avec les contraintes de son pays où la bande dessinée que l’on appelait couramment manhwa a évolué en webtoons, ces récits pour écran à défilement vertical. Keum Suk est une des très rares auteurs à n’avoir pas encore franchi le pas vers ce nouveau medium. Elle s’est en l’occurrence exécutée par un procédé à rebrousse-poil (de pinceau) : « J’ai tout de suite pensé à publier Alexandra Kim sous forme de livre, mais on me demandait un webtoon. Alors, je l’ai produit sur papier avec un découpage de roman graphique. Ensuite j’ai remonté chaque planche pour l’adapter à la lecture verticale. Généralement, mes confrères font l’inverse ... »

Extrait d’"Alexandra Kim, la Sibérienne"
© Gendry-Kim / Cambourakis

Retour aux Mauvaises Herbes, dont la publication en anglais pour le marché américain s’est effectuée en 2019 par Drawn and Quaterly, un éditeur de référence dans le domaine du « Graphic Novel ». Et c’est aux USA et au Canada sous le titre Grass que le témoignage d’Oksun Lee a trouvé une caisse de résonance planétaire. Des articles à foison dans la presse généraliste, trois sélections aux Eisner Awards de San Diego et finalement un Harvey Award au New-York Comic-Con en octobre. La distinction a eu des répercussions jusqu’en Corée : « Ici, ce prix montre qu’il existe encore une bande dessinée sur papier et qu’elle peut aussi s’exporter. » Alors qu’il existe aujourd’hui en six langues différentes, Les Mauvaises Herbes devrait connaître huit autres adaptations dans les prochains mois dont une en russe et l’autre en chinois. Une réussite également pour l’agent de Keum Suk Gendry-Kim, le français Nicolas Grivel.

L’exposition de Bucheon
"L’Attente" en 2021 en français et en anglais

Et puisqu’un bonheur n’arrive jamais seul, Les Mauvaises Herbes a fait l’objet d’une exposition avec une scénographie en grand format au centre Komakon de Bucheon, l’équivalent coréen de la Cité de la BD d’Angoulême. « Cela s’est préparé sans ma participation. Je savais que mes originaux allaient être montrés et j’en étais satisfaite. J’ai découvert un espace immense qui donne une autre dimension, l’impression de rentrer dans le livre… ».

Plus modeste, des planches de l’autrice ont été par ailleurs exposées en novembre à Montpellier, à l’occasion du festival Corée d’ici en novembre. L’événement a été suivi d’une autre exposition à l’Institut français à d’Oujda au Maroc avec le grand intérêt de pouvoir être visitée virtuellement jusqu’au 8 février 2021 ou comment se transporter d’un continent à l’autre en période de pandémie.

Enfin, 2020 a vu de la publication coréenne de L’Attente, nouveau roman graphique, nouveau témoignage sur l’histoire de la Corée, cette fois à propos de la séparation des familles entre le Nord et le Sud depuis la guerre civile de 1950 à 1953. L’ouvrage sera publié en 2021 en français chez Futuropolis et en anglais chez Drawn and Quaterly. S’il est un vœu à formuler aujourd’hui, c’est bien d’être libéré des contraintes actuelles et de pouvoir entres autres en parler de visu avec Keum Suk Gendry-Kim.

Voir en ligne : La visite virtuelle de l’exposition Keum Suk Gendry-Kim à l’Institut français d’Oujda

(par Laurent Melikian)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782366245134

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