On se calme : ces variations ne veulent pas dire grand-chose. Le Rapport Ratier comptabilise une production éditoriale qui traduit l’appétence des éditeurs à publier, pas l’état du marché puisqu’on nous parle de nouveautés produites et non pas d’ouvrages vendus.
Le chiffre d’affaires des éditeurs ne porte pas non plus que sur des nouveautés, comme on le sait, mais aussi sur le fond. Ces chiffres ne sont donc qu’une indication de tendance, un peu comme un sondage sur le moral des entreprises.
Comme on le sait, 40% des ventes de la BD se fait entre septembre et décembre. Les ventes qui sont en train de se faire en ce moment, pendant les fêtes, peuvent faire basculer les chiffres dans un sens positif ou négatif, et on voit bien que les variations se jouent à quelques pour cent. Prudence donc. Ce n’est donc qu’au début de 2011, quand les instituts de sondages, Ipsos ou GfK, publieront des chiffres « sorties de caisse » que nous saurons vraiment ce qui s’est passé en 2010.
Et encore, car ces ventes-même ne représentent pas non plus le chiffre d’affaires réel des éditeurs : il faut y ajouter les ventes directes (clubs de lecteurs, abonnements), les ventes par correspondance (via des entreprises comme Atlas, Hachette ou France-Loisirs…), la vente auprès des librairies en ligne (Amazon, etc.) laquelle représente plus de 10% du chiffre de certains éditeurs, les ventes à l’étranger (notamment les cessions de droit), les droits dérivés (par exemple les recettes publicitaires d’un personnage), les revenus à provenir des droits cinématographiques, ou encore les recettes industrielles liées à la diffusion ou à la distribution.
Donc restons zens et voyons ce que ces chiffres nous apprennent.
En période d’insécurité économique, les éditeurs protègent leurs marges
La crise financière est là, c’est indéniable, et elle est parfois meurtrière dans certains secteurs d’activité. Mais pas dans la BD. La première raison est que l’essentiel du chiffre d’affaire du secteur est assuré par des gros opérateurs indépendants (Média-Participations, Glénat, Delcourt, Soleil, Casterman,…), des entreprises moyennes solidement implantées dans leur secteur et depuis longtemps. Leur gestion est prudente et surtout pas aventureuse en temps de crise. Le Rapport Ratier souligne qu’ils assurent plus de 60% de la production. C’est une donnée positive car cette situation procure au libraire une stabilité rassurante en ces temps incertains.
En dépit de leurs goûts et de leurs envies, parce qu’ils sont responsables d’une entreprise, de ses salariés et de ses auteurs, ces éditeurs apparaissent plutôt comme de bons gestionnaires soucieux de la pérennisation de leurs actifs.
Exploiter les marques
Venu des États-Unis, le phénomène des spin-offs semble se généraliser et l’on en trouve dans toutes les maisons d’édition : Spirou chez Dupuis, Thorgal au Lombard, Alix chez Casterman, Sambre chez Futuropolis/Glénat, Le Troisième Testament chez Glénat, Lanfeust chez Soleil...
Cette prolongation moderne des fonds classiques est considérable : Thorgal, avec sa spin-off Kriss de Valnor a deux nouveautés cette année. XIII se développe toujours avec un album de XIII Mystery, signé par Yann et Henninot. Le tirage cumulé de ces trois titres représente pas moins de 665.000 exemplaires [1]. Les séries inventées par Van Hamme suscitent toujours l’intérêt du public, même si elles ne sont plus scénarisées par lui.
Spirou, entre la spin-off Petit Spirou, les intégrales, les fac-similés, sa série régulière et sa série dérivée « Spirou par… » auxquels on rajoute un artbook, est une sorte de recordman cette année avec, si je compte bien, pas moins de huit nouveautés.
Largo Winch avec sa collection spéciale du 20e anniversaire, son artbook, un album-timbre, de même qu’un manuel du petit scénariste chez Eyrolles a le profil d’un héros qui sait faire des affaires...
Ne cherchez pas : l’une des causes principales de la progression des titres vient de là et il y a fort à parier que les acheteurs sont au rendez-vous, sans compter les profits !
Classiques
Autre source de marge facile : Les intégrales. Grâce à elles, les classiques font leur retour en librairie séduisant les nouvelles générations grâce aux relents de nostalgie des anciennes. Ces bandes dessinées amorties depuis des lustres sont peu dispendieuses en à-valoir, leurs prix plus élevés que les albums classiques assurent par ailleurs un volant de chiffre d’affaire et des bénéfices confortables. Leur accompagnement critique établit une culture forte, condition nécessaire au renforcement des marques. On trouvera rarement l’équivalent dans l’édition littéraire...
Les marques pour rassurer un réseau effrayé par la crise économique, pour convaincre la grande distribution d’ouvrir ses linéaires. Le procédé est le même lorsque les éditeurs versent dans l’adaptation littéraire, ou associent des grands noms du roman, du cinéma ou du petit écran à des bandes dessinées : Daniel Pennac, Tonino Benacquista, Marc Levy, Marek Halter, Vincent Perez, Adeline Blondieau… Là aussi, les initiatives se multiplient.
C’est vrai également quand on voit un éditeur comme Glénat s’allier à Disney ou à Luc Besson, Gallimard publier Le Petit Prince, ou encore Jungle publiant Les Simpsons ou Tara Duncan.
L’Eldorado du 7e Art
La vogue des adaptations de bande dessinée au cinéma est un autre facteur de dynamisation du marché. Elles n’ont jamais été aussi nombreuses et, nous vous en parlerons dans un prochain article, la tendance ne fera que se renforcer en 2011 : Titeuf, Tintin, Les Schtroumpfs, Largo Winch, Le Chat du Rabbin, Aya de Youpougon…
Un label comme Panini peut surfer tranquillement sur cette vague, assurée qu’elle est de voir défiler régulièrement un Spider-Man, un Batman ou un X-Men sur le grand comme le petit écran où les versions en dessins animés passent également.
Extension de la lutte dans le domaine étranger
Ratier le remarque : les traductions ont gagné un point cette année avec 54,95% des nouveaux titres publiés cette année. Le marché français est probablement l’un des plus ouverts au monde avec 2094 titres d’origine étrangère (très diversifiée) publiés cette année, qui dit mieux ?
Cette tendance n’est pas nouvelle et permet de rappeler que cette année 2010 célébrait le vingtième anniversaire de l’arrivée des mangas en France lorsque Jacques Glénat, un peu par politesse vis-à-vis de ses homologues japonais qui avaient eu la bonté de lui acheter des traductions, entreprit de traduire Akira de Otomo. On sait ce qu’il en résulta…
Tension palpable chez les auteurs
Tout ceci explique les tensions visibles aujourd’hui chez les auteurs. D’abord, et Gilles Ratier le note précisément, ils sont plus nombreux qu’avant : « Il y a de plus en plus d’auteurs vivant sur le territoire francophone européen présents sur le marché : en 2010, ils étaient 1689 à publier au moins un nouvel album (1396 en 2009), alors qu’ils ne sont que 1446 (1439 en 2009) à vivre de ce mode d’expression ! »
Les filières scolaires en apportent chaque année de nouveaux sur le marché, et on ne parle pas de la main d’œuvre importée, surtout italienne, mais aussi espagnole, chinoise, japonaise, allemande, roumaine, africaine, etc.
Cette offre pèse sur le prix payé aux auteurs et, on le sait, le système capitaliste s’accommode très bien d’un chômage endémique important : il assure une main d’œuvre à un prix moindre !
Vitalité de l’édition alternative
Autre source de l’augmentation du nombre de titres : la vitalité de l’édition alternative. Ratier ne le relève pas et pourtant : elle a augmenté de 104 unités cette année soit pas moins de 12% de progression contre moins de 2% et seulement 19 titres pour ce que le Secrétaire général de l’ACBD appelle « les gros éditeurs », les mangas et les comics croissant dans des proportions très mesurées. Alors oui, l’édition alternative souffre... d’une concurrence qu’elle génère elle-même !
L’autre fait remarquable de l’année est l’émergence des labels Internet avec un Manolosanctis très dynamique et dont les nouveautés se font régulièrement remarquer, et la réussite, relative mais marquante, de Sandawe qui commence à engranger ses premiers projets financés par les Internautes.
Enfin, le modèle Ankama ou Milady reste interloquant dans la mesure où ce ne sont pas des Pure Players de l’édition de bande dessinée, le premier produisant des jeux vidéo et des dessins animés ; le second des romans fantastiques. Avec 52 titres publiés cette année-ci pour le premier et 44 pour le second, ils dépassent de la tête et des épaules des labels comme Les Humanoïdes Associés, Paquet ou Emmanuel Proust que l’on aurait cru mieux assurés.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
[1] XIII Mystery T3 (215.000 exemplaires), Kriss de Valnor T1 (200.000 exemplaires), Thorgal T32 (250.000 exemplaires)
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