Nous l’avions repéré dans le petit stand de la délégation brésilienne à la dernière fête de la BD à Bruxelles, pardon le "BD Comic Strip Festival". L’ouvrage s’intitule « À la recherche du Tintin perdu ». Il est édité par les éditions Sépia, habituellement versées dans les ouvrages sur l’univers de Tintin, et adapté en français du brésilien par Axel Dieudonné avec le coup de main de deux tintinologues, Renaud Nattiez et Olivier Roche, ce dernier préfaçant l’ouvrage. Un album qui nous avait tiré l’œil, car il était vachement bien gratté !
Le contexte éditorial de la publication faisait redouter une production idolâtre du maître de Bruxelles, et ce l’est, objectivement : cela raconte -c’est un peu mince, non ?- la visite d’un fan d’Hergé à Bruxelles qui, passant par la case du Centre belge de la bande dessinée, s’en va ensuite visiter le Musée Hergé à Louvain-la-neuve. Et c’est tout comme argument ? Oui. La belle affaire, direz-vous, on va s’ennuyer au bout de quelques minutes !...
Eh bien pas du tout. Car c’est un album extrêmement bien dessiné, avec un récit-gigogne où s’entrechoquent plein de souvenirs personnels, d’instantanés de vie, de souvenirs de lecture, d’interrogations artistiques. C’est la formidable évocation d’une passion refoulée pendant 40 ans : pour le dessin, pour la narration, pour la bande dessinée. Un parcours initiatique à rebours d’une intense émotion.
Une vocation enfouie
La vie de Ricardo Leite ressemble à celle de beaucoup d’entre nous : portée par une brûlante passion mais que la nécessité de gagner sa vie, d’assurer à sa famille une situation stable, a détourné de sa vocation première. Oh, ce n’est pas force d’avoir essayé : le jeune Ricardo rencontra les plus grands éditeurs et dessinateurs brésiliens de son époque et comprit vite que le marché n’est pas là, mais à l’étranger, en Europe où la BD est prospère. Il a la chance de rencontrer Hugo Pratt qui le rembarre proprement. Puis, poverino, il tente de rencontrer Hergé dans les années 1970, mais celui-ci n’est pas à Bruxelles (dit-il…) au moment où le jeune dessinateur tente de s’y rendre. Bref, chou blanc sur toute la ligne. En conséquence de quoi, il abandonne la BD, renonce à ce métier pour celui de graphiste où il réussit plutôt bien.
Sommes-nous là face à une vie mise de côté ? Pas définitivement : arrivé à 55 ans, Ricardo Leite décide de faire un voyage initiatique à Bruxelles sur la trace de sa vocation perdue. « Un sauvetage émotionnel » diagnostique son préfacier Olivier Roche. Et là, comme Claudel derrière une colonne de Notre-Dame, c’est l’illumination : une phrase d’Hergé lue sur un mur du musée de Louvain-La-Neuve lui révèle que toute réalisation humaine est le produit d’un rêve. Il revient au Brésil avec une certitude : il deviendra auteur de bande dessinée. Après tout, Will Eisner, l’incarnation pionnière du comics américain, n’a-t-il pas créé son premier roman graphique, A Contract with God, à l’âge de 61 ans ?
Album-passion
Il se met à l’ouvrage : l’album devait lui prendre trois ans, il en mettra dix. Et le voilà, entre nos mains, cette espèce de Journal d’Antoine Roquentin qui mêle aussi bien le présent que le passé, le rêve que la réalité, tout en enthousiasmes et en emportements, bâtissant une profonde réflexion sur le neuvième art, sur ses plus grands auteurs avec lesquels il dialogue comme s’ils étaient ses familiers : Hergé, Milton Caniff, Goscinny, Will Eisner, Alberto Breccia, Joe Kubert, Hugo Pratt, Moebius, Mauricio de Souza, Sergio Bonelli, Crumb, Hermann, Art Spiegelman, Manara, Alan Moore… Magritte, même ! Voici bientôt notre impétrant d’âge mûr à Lucca, puis à Angoulême, à Beja au Portugal, dans toutes les Medine et les Mecque du 9e art, ne manquant pas de rappeler que le premier festival de BD du monde eut lieu au Brésil en 1951.
Dans ce parcours pétri de bonheur et d’émerveillement, c’est tout le 9e art occidental qui défile, un polyptique passionné, une espèce d’œuvre ultime où Ricardo se livre entièrement, avec générosité. N’a-t-on jamais lu un tel chant d’amour ? On ne peut que tomber sous le charme.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Une expo-vente des originaux de l’album a lieu jusqu’au 24 décembre 2022 à la Galerie Art-Maniak
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