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Angoulême 2020 : Décès de Jean Mardikian, fondateur du FIBD

Par Laurent Melikian le 2 janvier 2020                      Lien  
DISPARITION. Plus que tout autre, il a marqué l'histoire de la BD française et de la Ville d'Angoulême par ses actions déterminantes autour des grands projets pour sa ville. L’envergure de cet élu décédé le 27 décembre 2019 reste difficilement mesurable mais elle est considérable. A l’heure de ses obsèques qui ont lieu aujourd'hui, ActuaBD rend hommage à Jean Mardikian et publie un entretien qu’il avait accordé à Laurent Melikian en 2013 et qui rend mieux compte de l’ensemble de sa personnalité. Pour lui, en matière culturelle tout était prioritaire.

ActuaBD a perdu un ami. Nous avions revu Jean Mardikian il y a presque un an à Angoulême. Grâce à son fils Patrick, notre rédaction avait bénéficié d’un bureau spacieux d’où nous avions pu rapporter toute l’actualité du Festival 2019. Jean nous avait accueilli tout sourire à la veille de cet événement annuel qu’il avait créé en 1974 avec Francis Groux, membre du Conseil municipal, et Claude Moliterni, éditeur et spécialiste de la BD décédé en 2009.

À 83 ans, Jean ne fréquentait plus beaucoup les allées du FIBD. Il était toutefois heureux de se rendre à la remise du Rapport de Pierre Lungheretti sur l’état de la bande dessinée en France que le Ministère de la Culture avait commandé au Directeur de la Cité de la bande dessinée et qui déjà lui rendait conjointement hommage à lui et à Francis Groux. Nous ne nous doutions pas cependant en le quittant qu’il allait devoir s’excuser pour les années suivantes…

Angoulême 2020 : Décès de Jean Mardikian, fondateur du FIBD
Avec son fils Patrick qui lui-même a initié deux événements annuels angoumoisins, les Gastronomades et le Festival du film francophone

Un politique visionnaire

Le Festival International de la Bande Dessinée, Le Centre National de la Bande Dessinée et de l’Image, la Cité de la BD, l’École de l’image..., tant d’institutions angoumoisines connues bien au-delà des frontières de l’hexagone et dont les fondations ont été édifiées avec la contribution déterminante de Jean Mardikian.

Pour qui fréquente depuis des lustres « la BD », comme on appelle le Festival dans la Charente, son histoire est familière. En 1974, il est jeune Adjoint à la culture du Maire d’Angoulême quand avec ses deux comparses, l’un collectionneur, l’autre issu de l’édition, il a créé ce Salon International de la bande dessinée.

Sur le modèle du Festival de Lucca en Italie, alors plus importante manifestation du genre en Europe, tout est mis en place pour faire d’Angoulême une ville-phare pour le 9e art. Des invités internationaux de prestige comme Hugo Pratt et Burne Hogarth sont accueillis, un Grand Prix de la Ville est attribué à André Franquin. L’événement prend pied fin janvier, une saison vierge de tout autre événement culturel ou sportif d’ampleur. Les médias répondent présent au rendez-vous de la Cité des remparts.

27 janvier 2007, inauguration de la Rue Goscinny avec Philippe Mottet, Maire d’Angoulême, Anne Goscinny, Francis Groux et Philippe Lavaud, futur Maire d’Angoulême

En 1977, Hergé est la star du Salon ce qui assoit sa réputation. Mais quelques mois plus tard, l’élection du socialiste Michel Boucheron à la tête de la Mairie avec un programme hostile à « la BD » fait craindre pour son avenir. Jean Mardikian, devenu pour le coup élu de l’opposition, s’entend avec le nouvel adjoint à la Culture David Cameo pour composer avec l’édile et préserver l’événement.

Composer avec des élus de tous bords, les institutions et les associations, sera son quotidien pendant quatre décennies de présence au Conseil municipal en tant qu’Adjoint à la Culture, puis à l’urbanisme . Et notamment en 1989, lorsque le centriste Georges Chavanes arrive aux commandes d’une ville exsangue après les dérives financières de Boucheron et annonce qu’il souhaite voir le Festival se dérouler en alternance avec Grenoble.

Jean Mardikian déploie une grande diplomatie pour convaincre l’édile de revenir sur une décision qui aurait pu se révéler funeste. Par ailleurs avec David Cameo qui entre au Cabinet de Jack Lang et participe à la fondation du Centre National de la Bande Dessinée dont il sera Président de 1989 à 2008. Avant de prendre sa retraite politique en 2007, il est également l’artisan de la création d’un Établissement public, la Cité Internationale de la Bande Dessinée et de l’Image qui intègre le CNBDI, l’École de l’image (anciennement Beaux-Arts), le Musée de la bande dessinée et la Maison des Auteurs. Avec le souhait que le Festival rejoigne cet établissement.

Trop tard, l’Association du Festival international de la bande dessinée qu’il ne dirige plus a délégué pour dix ans renouvelables l’organisation de l’événement à la société privée 9eme Art+. Une situation que ce serviteur de l’état, tenant du service public, a toujours déplorée.

Jean Mardikian recevant Hergé en 1977, en présence de Louis Gérard, représentant de Casterman.

Une volonté discrète

Jean Mardikian par Florence Cestac
© Florence Cestac

« Jean, il la ramène pas ! » a écrit Florence Cestac en introduction de la biographie (Jean Mardikian et la bande dessinée, d’Angoulême au mont Ararat par Michèle Armanet, Éditions le Croît Vif) qui lui est consacrée en 2003. On percevait en effet chez cet homme une nature modeste à l’inverse de sa force de persuasion et de sa volonté de donner accès à la culture au plus grand nombre. Aux professionnels de la bande dessinée, il évoquait parfois un autre Festival dont il était à l’origine, Piano en Valois où, chaque mois d’octobre, des concerts de prestige pour un billet d’entrée modeste sont proposés dans tout le département de la Charente.

Son nom révélant ses origines arméniennes, il évoquait éventuellement d’autres actions en Arménie, petit pays de l’ex-Union soviétique que ses parents n’ont pas connu et où la bande dessinée n’existe qu’anecdotiquement. Là-bas, de 2008 à 2013, en lien avec les institutions angoumoisines, il organise un autre festival de bande dessinés et des ateliers pour former une poignée d’artistes locaux au récit graphique. Malgré cela, on ne percevait encore qu’une facette de sa personnalité. En parcourant avec lui la Cité des remparts, on s’étonnait du nombre de personnes qui n’hésitaient pas à traverser la rue pour le saluer, simples passants, commerçants, fonctionnaires,… il était apprécié de personnes très diverses.

Ce n’est qu’après plusieurs entrevues qu’on découvrait un hyperactif au destin singulier, tour à tour ou simultanément, fils de tailleur rescapé du génocide des Arméniens, gamin du 5e arrondissement de Paris, ingénieur agricole, dirigeant d’un groupe de presse professionnelle, acteur de l’action humanitaire lors du tremblement de terre en Arménie, pionniers de la médiation sociale dans les quartiers défavorisés, un homme de grande culture, un fervent défenseur de la francophonie…

Au moment où Angoulême rend hommage à celui qui a accompagné la mutation de la ville du papier à l’image, ActuaBD tente de révéler cette personnalité multiple par un interview réalisé en 2013 à l’occasion de la publication de sa biographie. L’entretien était réalisé pour Les Nouvelles d’Arménie, un magazine conçu principalement pour des lecteurs d’origine arménienne ce qui permet d’apporter un regard extérieur à la bande dessinée...

JEAN MARDIKIAN : « Pour développer l’animation ou le jeu vidéo, il faut se familiariser avec le graphisme narratif dont la quintessence réside dans la bande dessinée. »

Vous qui êtes généralement discret, pourquoi ce livre Jean Mardikian, d’Angoulême au mont Ararat ?

Tout a commencé en Arménie où j’ai rencontré deux jeunes vidéastes d’Angoulême, Flavie Darchen et Renaud Armanet. Ils animaient des ateliers pour enfants avec le soutien de l’Unicef. Nous avons sympathisé. Renaud a parlé de moi à sa mère romancière qui un jour m’a écrit : "j’aimerais écrire votre parcours, …" J’ai subi ses questions, ses investigations et elle a écrit…

L’ouvrage est publié alors que le Festival d’Angoulême fête son 40e anniversaire. La bande dessinée y prend de ce fait une grande importance. Pourtant votre action publique ne s’est pas limitée à la BD. Par exemple, vous avez beaucoup œuvré pour la médiation sociale…

Pendant les deux années de préparation de l’ouvrage, les 40 ans du festival étaient au cœur de la réflexion. J’ai un peu insisté pour aborder d’autres sujets mais comme le disait Claude Moliterni, j’ai été l’instrument politique du Festival. En tant qu’Adjoint à la culture j’avais pour but de développer la culture de manière générale. Parmi les manettes à ma disposition, la BD a pris une grande importance, c’est un fait. Mais j’ai bien sûr mené d’autres actions. Dans le domaine social, je me suis dit que les Arméniens ont eu la chance de disposer d’une grande capacité d’intégration. Or, Angoulême est une ville de province très peu atteinte par le mélange de populations. Il m’a paru important de m’investir aussi dans cette voie, en pensant que les gens qui vivent dans les quartiers déshérités peuvent trouver difficile d’émerger, mais j’ai voulu montrer qu’en se battant on peut obtenir des résultats.

Comment le jeune Parisien d’origine arménienne que vous étiez a-t-il trouvé sa place dans la Charente ?

Au début des années 1960, je suis un jeune ingénieur agricole. La Chambre d’agriculture m’a chargé d’animer le secteur rural. En Charente, l’immigration est alors faible mais il règne une certaine tradition d’accueil. À cette époque, les bras manquent, ces bras arrivent de Bretagne, de Normandie, voire des migrations portugaises ou espagnoles. La capacité du pays charentais d’accueillir des gens qui viennent d’ailleurs a permis de réussir cette installation. Il n’y avait que cinq familles arméniennes dans la région, on se fréquentait comme de bons Charentais qui s’y sentaient bien.

De là à s’impliquer en politique, il y a un pas…

J’avais créé la Vie Charentaise, un journal pour accompagner la vie agricole qui est devenu hebdomadaire. Les Charentais se sont habitués à ce nom figurant à la fin des éditoriaux et qui n’était pas trop compliqué à prononcer. C’est probablement ainsi que des personnes proches de ma philosophie, de mon action, m’ont proposé en 1970 de me présenter aux élections municipales d’Angoulême. Plus tard, j’ai réalisé combien il était courageux et osé dans une ville du Sud-ouest de me faire participer à la vie politique. J’étais certes d’origine arménienne, mais ça ne se prévalait pas. Pour moi, la notion d’arménité s’est développée plus tard, à la fin des années 1970, quand on a mis en lumière les différentes minorités en France.

En Arménie en 2010 avec Paolo Cossi, auteur de "Medz Yeghern" et Hasmik Poghosyan Ministre de la Culture

Michèle Armanet écrit que vous vous êtes tourné vers la culture française pour conforter votre mère qui ne maîtrisait pas bien le français qu’en pensez-vous ?

Le côté féminin de Michèle Armanet a sans doute primé dans son écriture. Elle a développé des sentiments que je gardais au plus profond de moi et je la remercie de les avoir révélés. Grâce à mon père, mes études chez les frères mekhitaristes de Sèvres [ordre religieux arménien établi au Monastère San Lazzaro de Venise, un lieu fréquenté par Corto Maltese, NDLR…], puis au Lycée Louis le Grand et à mon amitié avec un libraire administrateur du Théâtre de l’atelier à Paris, j’ai vécu une enfance proche de la littérature, du théâtre, du cinéma, de la musique… Mon père avait étudié le français à Istanbul, ma mère en revanche a dû travailler très jeune. Je regrettais qu’elle n’ait pas eu ma chance, celle d’aller à l’école et de pouvoir me dire : " - Tu es certes d’origine arménienne, mais aussi de culture française".

Vous avez créé l’Association pour la promotion de la bande dessinée en Arménie en 2008. Cela vous a conduit à créer un nouveau Festival en Arménie. Que connaissiez-vous de la République d’Arménie auparavant ?

Je me suis rendu en Arménie quand elle était encore une république soviétique. J’ai fait ce voyage en famille, mon fils avait alors 14 ans, un périple dans la tradition de l’organisation France-URSS. En tant que journaliste, j’ai aussi participé à des séjours très officiels. Je représentais la Charente et j’ai accompagné des viticulteurs de Cognac à travers les vignobles arméniens. Cela m’a appris le sol, la culture arménienne, même si à l’époque les inscriptions en cyrillique étaient plus fréquentes qu’en arménien.

Aviez-vous alors trouvé un croisement entre la bande dessinée et l’Arménie ?

A Erevan en 2007

Je me déplaçais au titre de la presse agricole et, en dehors des caricatures de presse, rien ne s’approchait de la bande dessinée. En revanche, à la fin des années 1970, à Angoulême, le scénariste Guy Vidal m’a offert l’Île aux chiens [réédité sous le titre depuis sous le titre Sang d’Arménie chez Dargaud, NDLR.] qu’il avait réalisé avec le dessinateur Florenci Clavé à propos du génocide. Il m’a permis de percevoir qu’on pouvait parler de l’histoire des Arméniens en bande dessinée. Cette sensibilité s’est développée depuis au contact d’autres auteurs comme Frank Giroud, Charles Berberian, Farid Boudjellal

Après cinq ans d’action en Arménie, quel regard portez-vous sur la politique culturelle du pays ?

Vaste question… Le Ministère de la culture a des moyens limités, ses équipes font des efforts pour encourager nos initiatives. Nos partenaires, notamment les jeunes femmes de l’association des 3 Dzuks nous donnent de l’énergie pour promouvoir et faire exister la bande dessinée dans un pays où la jeunesse manque cruellement de divertissement. Il existe une petite minorité de jeunes et de politiques pour prendre des initiatives et apporter du changement. Et enfin, il y a Sam Simonian, ce Texan d’origine arménienne qui a créé le Tumo, un centre ultramoderne où 6000 jeunes Arméniens se familiarisent gratuitement avec la création numérique, c’est un sacré ferment d’avenir… [1]

Quand on vous dit qu’il y a d’autres urgences que la bande dessinée en Arménie, que répondez-vous ?

En matière culturelle, aucun moyen d’expression n’a de rang à faire valoir et tout est prioritaire en Arménie. Le 9e art –comme nous l’appelons en France- doit être encouragé non seulement pour développer la culture arménienne, mais aussi la francophonie. Marie-Lou Papazian, Directrice du Centre Tumo, était présente il y a quelques jours à Angoulême. Elle a compris que pour développer l’animation ou le jeu vidéo, il faut se familiariser avec le graphisme narratif dont la quintessence réside dans la bande dessinée. Je vais donc travailler à la collaboration entre des écoles d’Angoulême et Tumo.

Ainsi, je souhaite que de jeunes Arméniens s’initient à l’image dessinée en Arménie pour ensuite travailler dans ce domaine dans leur pays. Et qui sait, dans l’avenir, certains jeunes Charentais se diront peut-être que si un jour un petit immigrant arménien a été reçu chez eux, eux-même ont la possibilité de trouver un avenir en Arménie…

(par Laurent Melikian)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782361993924

[1Jean Mardikian ne croyait pas si bien dire. En 2018, cinq ans après cet entretien, le gouvernement arménien conservateur est renversé par une vague de protestation contre la corruption. Cette révolution -dite « de velours » - était notamment soutenue par des jeunes activistes s’appuyant sur les nouvelles technologies enseignées à Tumo.

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2 Messages :
  • ANGOULÊME 2020 : Décès de Jean Mardikian, fondateur du FIBD
    2 janvier 2020 11:42, par GAUMER Patrick

    Merci Laurent,
    Jean était un passeur et son rôle fut essentiel dans la mise en place du Festival et du CNBDI (La Cité). Il est important de le rappeler à l’heure où il nous quitte (et où certains ont parfois la mémoire courte). Merci aussi d’avoir cité Francis Groux, Claude Moliterni et David Caméo.
    Mes pensées les plus affectueuses vont à son fils Patrick, à sa famille. Le sourire de Jean va terriblement nous manquer.
    Amitiés,
    Patrick

    Répondre à ce message

    • Répondu par lord lomax le 10 janvier 2020 à  13:45 :

      Homme extremement aimable - que les jeunes generations puissent suivre son exemple

      Répondre à ce message

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