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"Abara" : Tsutomu Nihei à son meilleur

Par Jaime Bonkowski de Passos le 9 mars 2023                      Lien  
L'univers graphique de Tsutomu Nihei est indéniablement l'un des plus singuliers et les plus percutants du manga moderne. Mêlant horreur, cyberpunk et imaginaire presque lovecraftien 2.0 (disons d'un Lovecraft s'il avait vécu l'avènement de la VR et du monde numérique), il pousse ses thèmes de prédilection à son paroxysme dans "Abara" dernier titre du maître publié en perfect edition par Glénat, et assurément l'un de ses plus aboutis sur le plan esthétique. L'occasion de constater, une fois de plus, le génie d'un auteur dont l'héritage est particulièrement évident aujourd'hui, de "Chainsaw Man" à "Kaiju N°8".

Dans une ville cyberpunk sans nom, des entités surpuissantes et ultraviolentes appelées "Gaunas Blanc" émergent au sein de la population, ravageant tout sur leur passage. Le seul moyen de les vaincre est de leur envoyer un Gauna Noir, une autre version de ces entités sous le contrôle d’une mystérieuse division d’état. Mais personne ne sait rien sur les Gaunas : leur raison d’être, leur origine...

Pour percer leurs secrets, ce sont les fondations même du monde qui vont devoir être explorées. C’est dans cette quête impossible que se lancent un jeune homme et une jeune femme que tout oppose, mais qui semblent étrangement liés.

"Abara" : Tsutomu Nihei à son meilleur
© Tsutomu Nihei / Kodansha Ltd.

Descendance

Par sa démarche, son esthétique et ses inspirations, Tsutomu Nihei est un héritier direct et assumé de la génération SF de Métal Hurlant. L’obsession architecturale de Druillet, le gigantisme de Moebius, l’angoisse spiritualo-cybernétique de Bilal, Nihei apparaît comme un syncrétisme du tout meilleur de la SF Franco-Belge, évidemment réinterprété à la sauce nippone.

La filiation avec Bilal est particulièrement visible par le recours intense aux néologismes, que le père de Bug affectionne tant. Rendons hommage au formidable travail de traduction des équipes de Glénat qui ont su adapter les verbatims uniques et abstraits de Nihei comme "firme quaternaire", "digimortal", "homéodifférentiel", et le préféré de votre serviteur : "exomorphose".

De même, la fin de l’ouvrage est consacrée à une mini-nouvelle antérieure à Abara, qui préfigurait d’ailleurs plusieurs thèmes et personnages vus dans l’histoire. Cette nouvelle s’impose visuellement comme un hommage évident à Moebius, la statue gigantesque du pape d’un blanc de nacre est plus qu’éloquente en la matière.

© Tsutomu Nihei / Kodansha Ltd.

Dans Abara, l’ascendance japonaise se retrouve avec les Gaunas, références aux Kaijus type Godzilla ou Mothra, mais aussi par le rythme frénétique de l’histoire qui ne nous laisse pas une seconde pour respirer. Associée à la brutalité du dessin (on a l’impression que Nihei malmène, voire même torture ses outils et ses planches), le résultat est assez ébouriffant et sans doute un poil exigeant pour qui n’est pas habitué à la radicalité de l’auteur. On notera tout de même que l’histoire est moins métaphysique et donc plus accessible que dans Blame ! par exemple.

Malgré la violence brouillonne de son dessin, on sent néanmoins que chaque trace d’encre, chaque fracture de la page, chaque explosion de pinceau, est parfaitement maîtrisée et participe à la mise en place et au développement des thèmes habituels de l’auteur. On citera entre autres le démesuré, les rapports de force entre infiniment infime et infiniment énorme, la violence et la destruction, le "kafkaïsme-cyberpunk" d’une société ultra-post-moderne, et surtout le poids du silence.

Il s’interroge aussi beaucoup sur la question du corps, de sa destruction et de sa recomposition. Par son traitement et certains artifices visuels, on pense à Levius (Hahurisa Nakata - Kana), autre pilier du manga cyberpunk, ou encore No Guns Life (Tasuku Karasuma), deux titres qui s’attachaient aussi à questionner le rapport entre l’homme cybernétique et son humanité.

Pour une fois cependant, il autorise le rôle de "héros" à ses personnages principaux, qui a droit à plusieurs séquences épiques quasi super-héroïques. Ce traitement est assez inhabituel chez Nihei, qui préfère souvent doter ses protagonistes de personnalités aussi claires-obscures et ambivalentes que peuvent l’être ses dessins. La recette change un peu par rapport à Blame ! par exemple, mais fonctionne tout aussi bien (et on vous rassure, on reste chez Tsutomu Nihei : ne vous attendez pas non plus à du Allmight-like).

Tsutomu Nihei est sans doute l’un des auteurs les plus singuliers de sa génération, aussi l’un des plus influents. Abara, par son esthétique et sa mise en scène de la violence, évoque sans peine Chainsaw Man et Kaiju n°8, mais on identifie aussi clairement la filiation avec L’Attaque des Titans. À vrai dire, le processus de transformation et d’élimination des Gaunas est tellement similaire à celui des Titans que ça en devient troublant... Les meilleurs s’inspirent des meilleurs comme on dit !

Nihei signait ce titre entre 2005 et 2006 dans l’Ultra Jump et on persiste à en voir l’héritage plus de quinze ans plus tard : ce simple état de fait devrait suffire à convaincre tous les fans de manga du monde de lire Abara. Lisez Abara.

© Tsutomu Nihei / Kodansha Ltd.

(par Jaime Bonkowski de Passos)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : ‎ 97823440552

Abara - par Tsutomu Nihei - Glénat Manga - 412 pages - 01/03/2023 - 14€95.

à partir de 13 ans Science-fiction Arts martiaux, Combats Fantastique
 
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