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Achtung Zelig ! - Rosenberg & Gawronkiewicz - Casterman

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) François Peneaud le 20 septembre 2005                      Lien  
La littérature de l'absurde est une grande tradition, à la fois une réaction aux horreurs perpétrées par l'humanité contre elle-même et une analyse de celles-ci. "Achtung Zelig!" en est un bel exemple.

Un exemple d’autant plus parlant que ses auteurs nous viennent de la patrie du Père Ubu, à savoir de la Pologne « c’est-à-dire de Nulle Part ». [1]

Des juifs qui essaient d’échapper aux nazis dans une Pologne occupée en pleine Deuxième Guerre mondiale, le sujet ne semble pas original. Mais les deux auteurs polonais nous proposent dans Achtung Zelig ! ("Attention Zelig !"), une vision absurde et pleine d’humour noir de cette tragédie : à l’automne 1939, Zelig (Junior, pour son papa) et son père, le bien nommé Zelig père, deux juifs en fuite, tombent sur un groupe de soldats nazis sous le commandement d’un petit homme en habit de magicien portant un long bonnet pointu couvert de croix gammées. Contre toute attente, le magicien-pisteur prend les deux fugitifs en amitié, jusqu’à ce que ceux-ci libèrent des chats emprisonnés par les nazis en vue d’expériences fatalement mortelles. Il faut dire que Zelig, dans un présupposé absurde qui renvoie à une célèbre nouvelle de Kafka [2], a une tête de batracien, celle de son père rappelant vaguement un Alien. A ce moment de l’Histoire, les juifs ont en effet le statut de parasites qu’il faut, pour les nazis, éradiquer de la planète. Ils ne sont pas les seuls : les chats aussi sont visés. [3]

Enfermés dans un camion, les deux Zelig auront la surprise de voir arriver deux hommes déguisés en chats [4], en réalité des résistants polonais. L’histoire ne fait que commencer...

Krystian Rosenberg, neveu du dessinateur Grzegorz Rosinski qui a signé la postface de l’album, a écrit un récit bien inhabituel. Il est marqué par cette « inquiétante étrangeté » qui procède, selon Freud, de cette « toute-puissance de la pensée » qui lui semblait commander toute métaphysique. Sauf qu’elle se trouve ici anéantie par le réel qu’incarne la barbarie nazie. La pensée, en ces temps obscurs, est en faillite. Il ne reste plus à nos deux juifs que de constater qu’ils ne sont que des êtres répugnants rejetés par des fous.

Achtung Zelig ! - Rosenberg & Gawronkiewicz - Casterman

Mélange de situations historiques et d’éléments fantastiques ou simplement étranges, les personnages qui peuplent ce récit semblent par conséquent la proie de forces qui les dépassent. Sur la première page, Zelig, devenu vieux, commence à raconter les épreuves qu’il a traversées. « Il n’est pas donné à tout un chacun de naître, disons, suisse », dit-il, sur fond de mer déchaînée, des radeaux portant des hommes vers une destination inconnue, leur voile frappée d’une grande étoile de David.

Exode et extermination semblent être le lot de tous, hommes comme animaux - car ici, les nazis sont également décidés à remplacer les animaux de leurs nouveaux féaux par de bons animaux allemands. On le voit, Rosenberg utilise l’absurde à bon escient, au service d’une peinture des agissements humains les plus abominables.

Le dessinateur Krzysztof Gawronkiewicz, lauréat du premier concours européen de bandes dessinées organisé par Glénat et Arte, signe ici un travail remarquable, en adéquation parfaite avec celui de son scénariste. Le dessin est expressif, le trait nerveux et la narration d’une grande variété. Gawronkiewicz, dont le trait n’est pas sans évoquer celui du dessinateur italien Dino Battaglia, n’hésite pas à passer de cases de trois centimètres de large à des planches de deux cases ou même une incroyable double planche presque nue, à la puissance émotionnelle indéniable. Il semble décidé à utiliser une bonne partie des possibilités de découpage d’une planche, jouant sur le rythme de lecture, poussant le lecteur à sortir du confort d’une narration régulière. Il faut aussi parler de l’omniprésence d’une nature faite d’arbres dénudés et de branches nouées, une nature peu accueillante et pourtant porteuse de vie.

"Achtung Zelig !" de Rosenberg & Gawronkiewicz dans la version polonaise

On peut néanmoins regretter le choix fait de coloriser l’album pour l’édition française : en Pologne, la version complète de cette histoire, commencée voici une douzaine d’années en épisodes, fut publiée l’année dernière, soit dans une version en noir et blanc, soit dans une autre rehaussée d’une teinte jaunâtre donnant aux planches une patine qui ajoutent à l’ambiance déconcertante de ce conte moderne. L’album se termine sur un curieux erratum, possible point d’ironie sur le traitement historique que les Communistes ont fait de la résistance polonaise, laquelle a été massacrée sous le regard complice des Russes, attendant tranquillement à Praga, sur l’autre rive de la Vistule, des ordres de Staline qui ne viendront jamais.

Bien qu’il s’agisse en partie de l’histoire en BD d’une survie envers et contre tout, Achtung Zelig ! évoque bien plus les Rhinocéros de Ionesco que le Maus de Spiegelman. Il pourrait paraître paradoxal que l’humanité des personnages ressorte d’autant plus que cet art de l’absurde est merveilleusement mêlé à des éléments historiques à la froide cruauté, mais finalement, Zelig et son père, tout inhumains qu’ils paraissent, portent en eux plus de chaleur humaine que bien des personnages de fiction plus classiques. Les auteurs choisiront-ils de nous conter la suite de la vie du batracien juif, malgré les dangers qui semblent bien encore le guetter à la fin de cet album ? On peut l’espérer.

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

(par François Peneaud)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782203391482

[1Ces mots ont été prononcés par Alfred Jarry au moment de la première représentation d’Ubu Roi. Ubu est "Roi de Pologne", un pays qui n’existe plus depuis longtemps au moment où la pièce est écrite (il sera recréé quelques années plus tard) et donc, par définition, le pays de l’absurde.

[2Dans La Métamorphose, Gregor Samsa se lève un matin transformé en cafard.

[3Là non plus, l’histoire n’est pas loin : dans leur folie hygiéniste, les nazis avaient entrepris, dès 1933, ce que Didier Daeninckx appella « le génocide des animaux » : on ne trouva bientôt plus un seul chien ou chat errant dans tout le Reich allemand.

[4Sur ce point, on ne peut que penser à Maus, le chef-d’œuvre de spiegelman, dont l’anthropomorphisme (ses juifs étaient des souris, les nazis des chats, les Polonais des porcs) se distinguait de celui de Calvo, dans La Bête est morte, où les juifs sont assimilés aux lapins français, leur religion étant une qualité secondaire, certes raciale, puisque le texte parle de « races rebelles ». (voir notre article sur cet album). Les juifs, les sorcières et les chats ont partie liée dans la vindicte populaire : au Moyen Âge, immunisés contre la peste, dit-on, à cause du voisinage des chats - animaux interdits alors aux chrétiens, les juifs et les sorcières furent accusés de l’avoir répandue.

Casterman ✏️ Krzysztof Gawronkiewicz
 
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