Adam Clarks est un cousin de Phil Perfect, le "dessinateur-espion" de Serge Clerc. Comme lui, il promène son Tuxedo, sa cigarette et sa coupe de champagne dans des réceptions wasp ultra-chic du nouveau monde, posant avec des créatures ravissantes sur des balcons-promontoires éclairés dans la nuit par de grands baies vitrées à la Will Eisner, ouvrant sur un ciel peuplé d’immeubles et d’engins volants futuristes dont les perspectives tronquées à la Escher façon Ever Meulen se déploient sur des fêtes somptueuses, tandis que la nuit se prolonge dans la volupté des draps de soie d’hôtels grand-luxe aux bras d’une créature...
Ce genre de dessin a eu son heure de gloire dans les années 1980 et, même s’il a gardé jusqu’à aujourd’hui des fidèles compulsifs, ces demoiselles et ces héros aux épaules et la mâchoire carrées menaçaient, par leur maniérisme, de se retrouver datés, voire même horripilants. Heureusement des gens comme Régis Hautière et Antonio Lapone lui donnent aujourd’hui une nouvelle consistance et même, avec cet album, du sens.
Hautière d’abord, avec son narrateur qui met immédiatement le récit en abyme, joue avec une ironie parfaite des clichés et des codes esthétiques et culturels des années 1960 : l’ambiance à la Chandler, le récit d’espionnage chausse-trappes sorti tout droit des films à la réalisation léchée de la RKO, le jeu des sourires, des répliques ciselées. Par son phrasé, la scansion de ses dialogues, il crée une petite pièce charmante qui marque par son élégance. Le fil de son texte court les images et aide souvent, dans ses pauses énigmatiques, à s’attarder sur les dessins de Lapone, raffinés jusqu’à l’abstraction, parfois même jusqu’à l’illisibilité.
Un Italien attiré par l’École belge
Ce Lapone, c’est un cas ! À la Renaissance, les peintres flamands venaient en Italie pour apprendre la perspective et les mystères de la peinture à l’œuf. Au Vingtième Siècle, ce dessinateur est venu habiter la Belgique pour mieux appréhender les mystères de l’École belge.
Antonio Lapone est né le 24 octobre 1970 à Turin, en Italie. Devant ses dispositions pour le dessin, son père, employé à la FIAT de Turin, favorise un parcours scolaire qui le mène à faire des études de graphisme publicitaire. Son premier choc pour la BD, il le rencontre en découvrant Thor, le super-héros de Stan Lee et Jack Kirby. Ce dessinateur devient sa référence. Il enchaîne avec Kamandi et les nombreuses autres créations du « King of Comics » : les X-Men, Spider-Man, Hulk… Mais quand il dessine pour lui, il ne va pas spontanément vers des personnages US testostéronisés, mais plutôt vers des personnages effilés, lisses et mignons, comme les publicitaires en aiment !
Après cinq années d’étude, il sort avec un diplôme en poche et se fait engager dans une agence qui conçoit des manuels de pilotage pour hélicoptères Agusta destinés aux carabineri, la police italienne !
Il se retrouve ensuite engagé dans une agence de publicité qui travaille pour les voitures Lamborghini. Il en redessine légèrement le logo, mais c’est évidemment à l’agence de s’en attribuer toute la paternité. Ses affaires marchent plutôt bien dans le monde du graphisme publicitaire, mais il n’aime pas ce milieu très compétitif où l’on doit être prêt à tuer père et mère pour réussir. Il décide de passer à mi-temps pour dessiner… de la BD, sa véritable passion. C’est l’époque où il rencontre Gianfranco Goria, avec qui il fonde Anonima Fumetti, à l’origine de la principale agence d’information sur la BD en Italie, Af News. Mais ses projets de BD restent sans lendemain car il n’a pas encore trouvé son style.
En décembre 1996, il découvre, vendue en solde, la version italienne du Cimetière des éléphants de Yves Chaland aux éditions Telemaco, l’éditeur de la BD underground des années 1980. C’est un choc esthétique de première importance qui décide de son style. Il l’utilise d’abord dans des illustrations puis il entame une ébauche de bande dessinée, Daisy Blonde, et s’en va avec elle à Angoulême, La Mecque de la BD francophone. Avec lui, il y a Barbucci et Canepa qui vont aller présenter Skydoll chez Soleil avec le succès qu’on connaît. Il rencontre François Le Bescond chez Dargaud et l’éditeur suisse Pierre Paquet. Le premier ne tarit pas d’éloges sur son dessin dans La Lettre de Dargaud, mais c’est le deuxième qui le publiera le premier.
Lors de son séjour en France, il gagne un concours à la FNAC qui lui offre la possibilité de recevoir gratuitement 10 BD de polar. Quelques temps plus tard, il reçoit de Dargaud une lettre qui lui réclame un projet. Or, il n’a rien d’abouti à proposer ! Le même jour, Pierre Paquet l’appelle. Il l’invite à venir à Genève pour signer un contrat. Lapone va au plus vite, il part pour Genève. Il n’a pas de projet ? Ce n’est pas grave ! Paquet le met en contact avec un scénariste et, roulez jeunesse ! Il appelle aussitôt Dargaud pour s’excuser d’avoir commencé un projet chez Paquet.
Antonio Lapone crée sa première BD : c’est A.D.A [Antique Detective Agency] (2001, scénario de Pierre Vanloffelt). Son dessin a un goût assumé de « déjà vu », cette fameuse « Ligne Claire » inventée par Joost Swarte et dont Floc’h, Ted Benoît et Yves Chaland, amoureux des années cinquante, avaient été les chefs de file en France. Les enquêteurs de Lapone sont des cousins proches de Bob Fish et de Phil Perfect, les détectives de Chaland et de Serge Clerc. L’effet d’école est patent et ce travail montre l’importance du rayonnement de ce mouvement, synthèse entre l’école de Bruxelles et de Marcinelle, qui va de la Hollande (Henk Kuijpers) à l’Espagne (Daniel Torrès), de l’Autriche (Chris Scheuer) à l’Angleterre (Rian Hugues), jusqu’au Canada (Paul Rivoche), même si, fondamentalement, la référence au roman noir passe d’abord pour Lapone par sa parodie italienne créée par Silver : Lupo Alberto.
Résurgences du Style Atome
Avant le deuxième tome de A.D.A. (scénario de Régis Hautière déjà, 2006) , il multiplie les travaux publicitaires, les illustrations, ainsi qu’une collaboration pour Nocturne sur un ouvrage consacré aux Platters. Il sera bientôt suivi d’un Stravinsky.
Au Festival d’Amiens, il rencontre Frédéric Mangé, l’éditeur de Treize Étrange qui lui exprime son désir de travailler avec lui. Mais Antonio a peur de ne pas pouvoir assumer tous ses engagements en même temps, il temporise. « Une erreur » reconnaît-il aujourd’hui. Le contrat finit par être signé dans le cadre des éditions Milan dont Treize Étrange est une filiale. Le jour suivant, son éditeur est viré pour des raisons qu’il ignore. Le contrat de Lapone n’aura duré qu’une journée ! Heureusement, le label est racheté par Glénat six mois plus tard et le projet peut repartir. Ce sont quatre personnages de passage à Bruxelles, pendant l’Exposition universelle de 1958. Ils seront bouleversés par un élément a priori insignifiant mais dont les conséquences sur leur vie sera déterminante. « C’est un récit intimiste, une histoire d’amour. Avec A.D.A., j’étais dans l’aventure. Ici, c’est l’idée d’un récit calme, un week-end à la campagne. »
Durant une bonne partie de l’année 2009, les travaux de Lapone ont été exposés dans l’Atomium, aux côtés des planches de ses idoles : Serge Clerc, François Avril, Joost Swarte, Ever Meulen, etc. qu’il rencontre à cette occasion. « Je me suis senti comme un curé qui rencontre le Saint-Père au Vatican ! Ma bibliothèque était devenue réelle. Je discutais avec Joost Swarte, Ever Meulen, Serge Clerc… Je n’ai jamais pris de drogue, mais c’est comme si j’avais pris de la cocaïne, j’avais des hallucinations ! C’est une soirée dont je me rappellerai toute ma vie ! »
Cinq ans plus tard, Lapone nous livre cet épatant Adam Clarks, qui nous offre l’occasion d’être ébloui par un Style Atome qui, visiblement, rayonne encore.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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