Dans Adèle Blanc-Sec, nous ne sommes pas dans un livre d’Histoire, et pourtant, sa glaise-même y fait référence en permanence. « Vous estez deuement aduerty » dirait Rabelais. Historiquement en effet, nous sommes, dans les aventures d’Adèle Blanc-Sec, entre 1911 et 1922, entre le moment où prospèrent les anarchies et celui de la naissance des fascismes. Avec entre les deux, une tuerie sans nom qui annonce d’autres tueries tout aussi innommables : la guerre de 14. Adèle a effacé cette parenthèse de son cerveau, laissant ce morceau de choix au Céline du Voyage au bout de la nuit et à Tardi accessoirement, mais elle sous-tend tout le discours. Commencées dans « la Belle Époque », les péripéties de notre aventurière s’achèvent donc dans les « Années folles ». Deux époques embellies par l’histoire qui ont cependant enfanté deux guerres mondiales et notre monde moderne.
Publié directement en albums par Casterman en 1976, Adèle Blanc-Sec est une sorte de synthèse des obsessions et des goûts esthétiques et politiques de Tardi : le Paris hausmanien et les feuilletons de Jules Verne au service d’une dénonciation du capitalisme bourgeois, la Der des Der et le pourrissement idéologique de la Troisième République, le romantisme anarchiste Turn of the Century et le combat révolutionnaire pour les classes laborieuses, un féminisme « soixante-huitard » assumé et militant, enfin, un pincée de fantastique lovecraftien et une sauce Ecole belge d’Hergé et de Jacobs -produit de l’esthétique fasciste si l’on en croit Herr Seele- pour lier tout cela avec détachement, ironie et humour.
Une œuvre charnière
L’œuvre de Tardi est à la fois fascinée, amusée et désabusée. Elle naît à un moment-clé de l’Histoire de la BD. Tardi dessine ses premiers traits pour Pilote au début des années 1970, en compagnie de Pierre Christin. La bande dessinée adulte -et pas seulement « pour adultes »- vient d’éclore : Charlie Mensuel (1969), L’Echo des Savanes (1972), Métal-Hurlant, Fluide Glacial (1975) et (A Suivre) (1978).
Tardi est l’enfant de ces révolutions, mais aussi de ce mouvement de la « Ligne claire » instillé par Joost Swarte qui concrétise une forme de reconnaissance des classiques belges par une relecture critique, notamment politique, de ce corpus alors triomphant, « pour mieux le pervertir de l’intérieur » comme le théorisait François Rivière en écrivant Le Rendez-vous de Sevenoaks.
D’Hergé, Tardi retient la lisibilité, notamment en récupérant son lettrage en bas de casse et une certaine forme de caricature qui s’alimente aussi à des graphistes comme Gus Bofa ; de Jacobs, il adopte les tons en camaïeu que l’ermite du Bois des Pauvres avait conçus pour Hergé. À cela s’ajoute la publication chez Casterman, l’éditeur historique de Tintin, du vivant même du maître.
Folies en folie
Ce dernier album est bouffon au possible. Tout y va à vau-l’eau. On y visite Paris de long en large jusque dans le titre -parodie du roman-feuilleton : Le Bébé des Buttes-Chaumont- dans une sarabande d’autocitations, y compris graphiques. Tous les personnages-clés de la série y apparaissent dans un récit choral à la Tintin et les Picaros. Si l’on ne s’embarrasse pas de vraisemblance, c’est d’une drôlerie sans borne.
Au fond, cet album est littéralement comme les Buttes-Chaumont, dominé par une folie [1] Le mot fait image (des momies à l’Académie, la vacherie des policiers,…) et le détail apparaît dans toute sa trivialité.
Ce qui frappe, c’est la qualité impeccable des images. La technique de Tardi est au point, efficace : des profils et des faces le plus souvent, pourquoi s’embarrasser ?, des vues de Paris aux perspectives et aux ambiances magnifiques, la finesse des caricatures et des décors, la facétie des jeux narratifs et enfin la cocasserie des situations, comme ces Vaches-qui-rit qui explosent d’un coup de Fly-Tox.
Évidemment que Tardi n’en a plus rien à battre de cette Adèle portée toutes ces années par un genre de bande dessinée vieillissant -la série commerciale « à la papa »- qu’il a lui-même démonétisé par ses autres chefs-d’œuvre. Mais la tendresse pour cette héroïne revêche et ses paysages magnifiques est toujours intacte. On la quitte avec regret.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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[1] La folie gréco-romaine, inspirée du Temple de la Sybille de Tivoli, surplombe le parc sur un promontoire. On la voit de la fenêtre de l’appartement d’Adèle Blanc-Sec.
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