Comme nous vous l’annoncions, Maryse & JF Charles prolongent leur réflexion sur l’Histoire. Après India dreams et War and dreams, ils nous proposent de plonger au cœur des ténèbres africaines grâce à Africa dreams, superbement mis en images par Frédéric Bihel avec qui ils avaient entamé leur collaboration sur l’album Massoud dans leur série Rebelles.
JF Charles aborde les premières pages avec son regard d’enfant lorsqu’il découvrit pour la première fois le Musée du Congo à Bruxelles, rebaptisé depuis en Musée de l’Afrique Centrale : « C’était une réelle aventure que de pouvoir observer ces statues d’éléphants, les pirogues et autres témoignages de la vie africaine », nous confie-t-il. « Bien entendu, le discours de l’époque était très aseptisé, il l’est encore maintenant : on sent que toute cette partie de notre Histoire n’est pas entièrement digérée. »
Vérités historiques
Dans leur album, Maryse & JF Charles rétablissent une réalité de l’époque encore mal connue : Léopold II, deuxième roi des Belges, entreprit la conquête des terres du cœur de l’Afrique à titre personnel, sans que la nation belge soit engagée. Elle y était même hostile : il l’imposa à la fin de son règne. Grand dépensier, le roi attendait d’importants revenus de ces territoires pour lesquels il avait beaucoup investi et, lorsque le succès de l’automobile entraina celui du du pneumatique, faisant flamber le cours du caoutchouc, il imposa de sévères quotas de production à ses « travailleurs » dont le statut confinait à un esclavage que les colons prétendaient justement vouloir combattre. « Actuellement, on doit pouvoir regarder l’Histoire avec un autre œil » explique JF Charles. « Et tant pis si cela choque un peu : il faut accepter la vérité. »
« Dix millions d’Africains périrent durant les dix années de récolte intensive du caoutchouc », rappelle Maryse Charles. « Nul ne pouvait se soustraire à cet impôt, et ceux qui s’y risquaient étaient pourchassés à mort. Pour preuve que la balle donnée serve bien à cette punition, les blancs demandaient que la main du fautif décédé lui soit ramenée. Mais pour économiser les munitions, les bourreaux dévolus à cette tâche les coupaient souvent sans les tuer auparavant. »
Cette pratique qui n’a rien à envier à la cruauté du scalp est adroitement rapportée dans ce premier tome d’Africa dreams. Des hommes se présentent avec un moignon comme trace des sévices qu’ils ont subis. Certains nient encore cette réalité, arguant que beaucoup de photomontages ont été produits par une campagne de presse anglaise contre Léopold II, hostile à la souveraineté sur le Congo qu’il avait obtenue lors de la conférence de Berlin de 1885. « Cela fait plus de quinze ans que nous nous renseignons sur le sujet. » s’expliquent les Charles. « Nous avons lu beaucoup de témoignages qui se croisent, et je peux vous assurer que nous n’avons pas exagéré la réalité historique, même si certains Belges ont encore beaucoup de mal à accepter ce qui a été commis. »
Léopold II
Malgré que le silence sur ces exactions coloniales ne soit plus de mise depuis longtemps, Africa dreams revient avec force sur cet épisode peu glorieux de l’histoire de la Belgique. En plus d’esquisses et de recherches graphiques, la première édition comprend un texte de Colette Braeckman, journaliste et spécialiste de l’Afrique Centrale. Elle y corrige le portrait du roi Léopold II : loin d’être le généreux et magnanime souverain qu’on a pu nous présenter, il n’était pas non plus un personnage profondément immoral ; juste un homme qui cherchait, par tous les moyens, les finances pour concrétiser ses rêves de grandeur.
« Concernant la pratique des mains coupées », nous explique JF Charles, « le roi proclamait qu’il n’avait jamais fait une telle demande de châtiment et que s’il fallait couper un membre, il aurait mieux fallu jeter son dévolu sur une partie qui ne les empêchent pas de travailler. »
« Alors qu’il n’était pas prévu d’emblée qu’on l’évoque », continue-t-il, « le personnage du roi est rapidement devenu incontournable. Il réunit tellement d’aspects primordiaux de cette époque qu’il s’est imposé à nous, ainsi que celui de Stanley, plutôt éloigné de ce qu’Hubinon et Charlier nous avaient laissé imaginer il y a plus de cinquante ans. »
Une dimension européenne
Cette problématique dépassant les frontières, c’est un Français qui se charge de mettre ce récit en images. « Deux années avant que Maryse & JF Charles ne parlent de ce projet », nous explique Frédéric Bihel, « j’avais vu un excellent documentaire qui m’avait interpellé : « Le roi blanc, le caoutchouc rouge, la mort noire. » Celui-ci est d’ailleurs en visionnage libre sur Internet, et je conseille vraiment de le voir ! Dès lors, j’étais porté par la thématique du récit. »
« De plus, le fait de ne pas être belge m’a donné la volonté de creuser ce pan d’Histoire sans a priori. En voyant que le centenaire de la mort de Léopold II n’avait pas été commémoré, je me suis rendu compte que tout ceci était encore très vif dans les esprits et qu’un Français serait plus extérieur pour le mettre en scène. Enfin, au-delà de toute la particularité belge, c’est également toute la dimension coloniale dans son ensemble que je voulais aborder. »
« Je désirais également apporter un peu de romanesque à mes personnages », conclut-il. « Ainsi Léopold II possède une part de ces héros de Jules Verne pour qui le but n’avait pas de prix ! »
La rédemption
Tout l’art des Charles réside précisément dans cette évocation romanesque de l’Histoire et, même si cela est sans doute plus ténu que dans leurs précédentes séries, les personnages ont un rôle très important car ils donnent un aperçu historique à des yeux contemporains. C’est le cas de Paul, un jeune séminariste, qui part rejoindre son père qui s’était exilé au Congo, fuyant sa famille et ses tracas restés en Belgique. Au travers du regard de cet homme d’église, on découvre le choc que représentait l’Afrique et ses pratiques, mais également les rapports qu’il y avait entre les blancs et les noirs : domination, exactions, mais parfois entraide.
Comme nous l’évoquions dans la conclusion de Wars and dreams, la rédemption demeure le moteur des personnages des Charles. Dans ce cas-ci, le père souhaite se faire pardonner de son fils Paul, tout en conservant son caractère entier et en assumant la nouvelle famille qu’il s’est créée en colonie.
« Cette rédemption doit être un reliquat des valeurs judéo-chrétiennes qu’on nous a enseignées », ironise JF Charles. « Pour nous, les personnages doivent dépasser le romanesque pour exister avec leurs qualités et leurs défauts. A contrario, jusque qu’à l’article de la mort, Léopold II n’admit jamais le mal qu’il avait pu engendrer, même indirectement, et cela aussi alimente notre réflexion. »
Malgré une petite baisse de niveau lors de la rencontre entre les deux personnages principaux, Africa dreams est un excellent album. Que le lecteur connaisse ou non ce pan de l’Histoire passablement ‘oublié’, qu’il soit belge ou non, il sera happé par la force de cette évocation. Moins romanesque ou sensuel que les autres ‘Dreams’, il est surtout plus dur, mais comporte cet élan humaniste qui transporte le récit. Cette vérité-là ne vous laissera pas insensible.
(par Charles-Louis Detournay)
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