Reprodukt fait partie de ces maisons d’éditions qui savent parfois oser. Julie Doucet et Nicolas Mahler, par exemple, lui doivent en grande partie leur succès.
L’éditeur berlinois nous refait le coup avec la publication de Alien de Aisha Franz. Dans cette première bande dessinée qui, à l’origine, constitue son projet de fin d’études, la jeune auteure, diplômée en communication visuelle de la Haute École d’Art de Cassel (Allemagne), s’autorise à peu près tout ce que les autres dessinateurs, la langue tirée, s’appliquent à ne pas faire.
Comme une gamine, elle dessine maisons et voitures à la règle en appuyant exagérément le trait ; elle ne respecte pas la limite des cases qu’elle n’hésite pas à déborder quand elle manque de place ; elle laisse traîner sur la planche en dessinant la paume de sa main sale, tachant et brouillant le dessin ; par moment, elle gomme son dessin plutôt que de le recommencer, laissant apercevoir en arrière-fond ses premiers essais ; quand elle en a marre de gommer, elle biffe tout simplement... Bref, ses dessins paraissent tout droit sortis d’un classeur d’écolier — talentueux.
Elle se moque visiblement de toutes les conventions et de tous les tabous. Elle érige en style tous les défauts qu’on nous apprend péniblement à corriger quand on est petit. Elle se défoule, elle fait ce qu’elle veut, elle y prend plaisir, et en se faisant plaisir elle nous fait plaisir : c’est une véritable jouissance que d’avoir sous les yeux un vrai bouquin, vendu 16 euros, rempli de taches de graphite dans les marges. Bien que tout cela soit bien entendu savamment calculé, ça confère à l’œuvre un grand caractère d’authenticité.
Quant à l’histoire, elle correspond parfaitement à l’esprit du dessin qui l’illustre. D’une sincérité tout aussi désarmante que l’est ce dernier, elle raconte, à l’intention d’éventuels extraterrestres de passage, la sordide banalité d’un monde privé d’amour et de tendresse. Pendant que leur mère lutte contre le fantôme de la femme qu’elle aurait pu devenir si elle ne s’était pas précipitée sur le premier garçon venu, Mädchen (Gamine en allemand), 10 ans, et sa sœur plus âgée de quelques années, apprennent à faire face aux déceptions que ce monde leur réserve. « Nous, les êtres humains... », résume Mädchen après avoir embrassé le martien muet qui s’est égaré dans son patelin, « ...nous faisons ça même quand nous ne sommes pas amoureux. »
(par Manuel Roy)
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