Créé durant l’été 1974 à Barcelone à la suite d’une rencontre (favorisée par Oscar Zarate) entre José Muňoz et Carlos Sampayo, l’un et l’autre relevant d’un divorce douloureux, la série Alack Sinner a été publiée pour la première fois l’année suivante dans le magazine italien Linus. La même année, Wolinski, alors rédacteur en chef de Charlie Mensuel, la reprend et la publie dans son mensuel. La première édition française est parue en 1977 aux éditions du Square, il y a exactement 30 ans. Pour la plupart des gens qui le découvrent là, c’est un choc visuel d’importance.
La bataille du noir et blanc
À cette époque, on commence seulement à comprendre, en lisant Hugo Pratt ou encore Alberto Breccia, que le dessin en noir et blanc est une expression en soi qui pouvait s’abstraire de l’usage de la couleur. Mais les hommes de marketing, toujours en retard d’une guerre, avaient décidé qu’il serait à jamais une incongruité commerciale. Ainsi, Hugo Pratt qui s’était fait un réel public populaire avec Corto Maltese dans Pif Gadget (1970), grâce à des planches publiées en noir et blanc, avait-il été édité en France d’abord sous la forme d’albums en édition de luxe chez Publicness en 1971, puis sous la forme de quatre albums « commerciaux » en couleurs chez Casterman (1973-1975), conjointement à une publication de ses pages dans le Journal Tintin (1974). Un échec commercial qui peupla longtemps les bacs à solde. On raconte –si c’est une légende, elle est belle- que c’est Hergé lui-même qui avait insisté pour que Pratt soit publié par la très conservatrice maison tournaisienne. Il paraît que, dégoûtée par l’insuccès de la première série, elle publia La Ballade sur la mer salée sous la forme d’un gros pavé en noir et blanc (1975), un peu en conclusion d’une aventure éditoriale qui avait mal tourné. Et là, surprise : l’album dépasse bientôt le cap des 100.000 exemplaires vendus. Ce qui, à l’aune des bénéfices rapportés pour un ouvrage dont la production est très bon marché, constitue une très très bonne affaire. Casterman décida alors de transformer l’essai.
« Les grands romans de la bande dessinée »
Les hommes de marketing vous le diront : les libraires sont des gens stupides. Quand au public, n’en parlons pas. Si ces gens n’ont pas une étiquette qui leur explique ce que contient l’emballage de Port-Salut, ils risquent de se défier du produit. Le slogan fut trouvé, il figure au dos de la première édition de La Ballade : « Les grands romans de la bande dessinée ». Un label intelligent qui caractérise parfaitement le travail de Pratt où la qualité esthétique s’ajoute à celle d’un grand raconteur d’histoires. Du point de vue romanesque, il rejoint à notre Panthéon des romanciers comme Stevenson, Conrad ou Cendrars. Notons au passage que Will Eisner avait été élu « Grand Prix » de la Ville d’Angoulême l’année même où sortait La Ballade et que ce n’est que trois ans plus tard qu’il labellisera son travail du vocable de « graphic novel ».
Casterman lança en fin 1977 le numéro zéro du mensuel (À Suivre) dirigé par Jean-Paul Mougin et maquetté par Etienne Robial, dont l’intention était d’offrir aux auteurs un « nouvel espace » de création dédié au souffle romanesque. Le premier numéro paraît en janvier 1978. L’effet Angoulême, déjà. Au sommaire des premiers numéros : Pratt, Tardi & Forest, Auclair, Bazooka, Fmurrr, Ferrandez, la bande du Trombone illustré avec Delporte et Franquin en tête, Schuiten, Wininger…
Mais on sent bien, d’une part, que l’aspect romanesque a été vite perdu de vue par les créateurs du journal : le format reste celui d’une BD franco-belge, le magazine est plus le rendez-vous assez opportuniste d’une avant-garde graphique contemporaine que le résultat d’une politique éditoriale intangible et surtout, le titre, (À Suivre), montrait bien que l’éditeur n’avait pas abdiqué de la veine feuilletonesque qui avait fondé l’école franco-belge. (À Suivre) se nourrira longtemps grâce à, et mourra sans doute à cause de ces contradictions.
Une vie d’exil
Mais revenons à Alack Sinner, Muňoz et Sampayo. Certains de nos lecteurs se demanderont à quoi rime cette digression. C’est que, même s’il est Italien, Pratt est issu, comme Muňoz, comme Breccia, comme Solano Lopez, de l’école argentine de la bande dessinée où les publications, pour des raisons économiques essentiellement, sont publiées en noir et blanc. Derrière Breccia va se créer une véritable école du noir et blanc héritée d’une profonde admiration pour des dessinateurs américains comme Milton Caniff ou Alex Toth. Une ligne incroyablement originale (Muňoz nous prépare, à ce sujet, une exposition décoiffante pour le prochain Angoulême) qui sera représentée par Pratt en Italie puis dans le reste de l’Europe. Dans son sillage, arrivent des créateurs argentins comme Breccia ou Muňoz fuyant les rigueurs de la dictature argentine.
Tout Alack Sinner est héritier de la situation personnelle de ses créateurs. Muňoz a raconté dans son introduction à Paroles de sans papiers (collectif aux Éditions Delcourt) ses débuts d’immigrant clandestin étonnament reconnu comme créateur dans toute l’Europe : « De 1974 à 1987, je suis resté sans papiers, j’allais, je venais comme ça durant tout mon séjour en Italie. […] J’ai tenté d’avoir des papiers, aussi en France. Mais ça n’a pas marché. […] Ça a eu une influence sur mon travail. Avec Sampayo, je dis ça aujourd’hui, on travaillait aussi nos angoisses dans nos récits… » C’est tellement vrai que dans cet album, les lecteurs auront le plaisir de retrouver un épisode, « La vie n’est pas une bande dessinée, Baby », où leur héros rencontre ses géniteurs. Ils ont traversé l’Atlantique car ils sont à court d’histoires et ils viennent en chercher à la source. « Borgès lui-même ne l’avalerait pas » leur rétorque le détective. Ils squattent littéralement chez leur héros, vidant son whisky, et entament avec lui un dialogue sur la création ponctué de clins d’œil malicieux. Ainsi, Sampayo se met à tousser : « Cough ! Cough ! ». Et Muňoz d’interroger : « Tu tousses en anglais, maintenant ? »
Ses auteurs ont fait naître Alack Sinner dans un quartier pauvre de New York. On le découvre flic. Mais la corruption et l’immoralité de cette police lui font quitter l’uniforme. Il devient dès lors une espèce de Sam Spade (chez Muňoz et Sampayo, la référence littéraire n’est jamais loin) au moral entamé mais à l’éthique intacte. « Nous aimions ce que nous appelions « les produits culturels progressistes des États-Unis », dit un jour Muňoz . Dans la température affective de ces histoires, il y a des paysages immenses, des natifs, des mystères, et puis surtout le mélange de tous avec tout ! Elle est américaine aussi, cette peur des blanchâtres taraudés par la culpabilité du délit collectif, du meurtre des natifs ; une tension qui ne s’est toujours pas évanouie, que ce soit à New-York ou à Buenos Aires. Alack Sinner est un mélange de transpositions de souvenirs de Sampayo et de moi-même, de choses que nous avons vécues ou lues, mais aussi de notre prétention à la dignité de l’homme, nos ambitions morales et économiques. Alack Sinner n’est pas très politisé, lui. Mais, à la différence de beaucoup de gens politisés, c’est un type moral, animé d’un désir d’honnêteté. Un défaut qui est partagé dans tous les pays du monde. »
Quant au graphisme, il est sans concession. Jouant du grotesque comme du réalisme, du noir opaque à la lumière aveuglante, il n’y a pas de place pour le demi-ton, le gris souris, les petits effets de volume un peu fades. Il y a un lyrisme, un regard, une intelligence, et surtout, surtout une profonde empathie pour les personnages. Une intransigeance graphique qui a tiré l’œil de pas mal de graphistes contemporains, parmi lesquels on peut même compter Frank Miller.
Avec cette nouvelle édition, Muňoz et Sampayo ont enfin rencontré la forme du Graphic Novel, eux qui avaient pourtant si puissamment contribué à l’inventer. Il ne fait aucun doute qu’elle leur rend justice, et surtout à nous, ses lecteurs, avides de sensations nouvelles.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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Alack Sinner – L’intégrale T1 : L’âge de l’Innocence – Éditions Casterman
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