« Et si une ville était la somme de toutes les villes qu’elle a été depuis sa fondation, avec en prime, errant parmi ses ruelles, cachés sous les porches de ses églises, ivres morts ou défoncés derrière ses bars, les spectres inquiets ayant pris part à sa chute et son déclin ? » Tels sont les premiers mots du « prière d’insérer » de ce qui constitue l’un des événements littéraires de la rentrée.
De Jérusalem, on parle peu finalement dans ce roman de près de mille deux-cents pages où les personnages tourbillonnent entre souvenirs d’enfance dans les Boroughs (les "quartiers") de Northtampton, la ville où il réside et à laquelle il attribue des qualités ésotériques essentielles, et envolées fantastiques et érudites où l’on évoque ses figures-fétiches de l’artiste, comme William Blake par exemple.
Le dessin de la couverture rend très bien par quelle voie aborder ce livre : par celle, labyrinthique, du symbole. Moore a compris depuis longtemps –à la suite d’une longue lignée de penseurs qui va de Platon à Nietzsche- que la poésie résume tous les arts, que l’image poétique est bien plus puissante que les arguties de la raison, qu’un cerveau humain est trop limité pour comprendre le monde dans sa réalité, mais qu’il peut l’appréhender par ces voies médiumniques que sont l’art, la poésie, la magie… Qu’est-ce une religion sinon un support qui combine ces éléments pour mieux nous aider à réduire l’inexplicable.
Moore ne croit pas à la politique, ni même à la raison car ce ne sont que de pathétiques tentatives d’accorder le monde à notre compréhension. Pour lui, seuls l’art, et son pendant politique : l’anarchie, peuvent produire du sens, et donc apaiser notre angoisse existentielle. La création et l’enchantement contre la mort et l’oubli, la ligne est simple.
Avec dans le rôle de l’interprète le mage millénariste de Northtampton qui annonce, comme Nietzsche cent ans avant lui « l’effondrement des institutions, de l’économie, de nos idéologies. » Il ne peut pas se tromper : toutes les civilisations finissent par sombrer à un moment ou l’autre.
L’impasse de l’Entertainment
Même s’il a mis dix ans à écrire son roman énigmatique, qui est un peu son Finnegans Wake, Alan Moore n’a pas tourné le dos à la BD contrairement à ce qu’un certain angle journalistique le laisserait accroire. L’interview des Inrocks explique bien ce qui l’a défrisé dans ce métier. Il reproche à ses anciens collègues de la BD de l’avoir abandonnée pour assouvir Hollywood, et sur ce point, il n’a pas tort : « Dès que le cinéma s’est intéressé à nous, ils [ses collègues] ont mis la BD de côté pour se consacrer aux films. Moi, j’ai décidé de me consacrer à la magie, et cela a été une étape vitale. Bien sûr, ça a inquiété mes proches, mais je n’avais pas le choix. […] La magie, c’est comprendre ce merveilleux tourbillon de significations, c’est faire l’expérience de son humanité, et ça m’a aidé dans mes réflexions. »
En clair, il leur reproche d’avoir choisi la facilité, l’argent, une vie vaine où on leur demande de reproduire les vieilles recettes éculées, ce qui résume quand même assez bien l’impasse dans laquelle l’industrie de l’Entertainment s’est fourvoyée aujourd’hui. Il le dit d’ailleurs dans l’interview et ces propos ne sont pas nouveaux : « …depuis les années 1990, nous ne faisons que répéter ce qui a été fait par le passé. Comme si on était terrifiés à l’idée d’embrasser le futur et le nouveau siècle, on ne fait que recycler les franchises du XXe siècle, en pop, en cinéma, etc. C’est ce qui arrive en effet quand on n’a pas de contre-culture. Et quand il y a un vide culturel, c’est là qu’un tyran, voire un monstre peut apparaître. » Suivez le regard...
Spolié de ses droits
Il rappelle les racines de sa vocation, quand l’enfant pauvre des Boroughs admirait les figurines de personnages de BD dans une vitrine sans avoir les moyens de les payer. Il s’est alors inventé son propre monde…
Il en viendrait presque à regretter de s’être laissé séduire par les sirènes de l’industrie. « Mais je dis peut-être cela à cause de l’expérience malheureuse que j’ai eue avec l’industrie qui m’a dépossédé de mes droits pour les BD qui ont eu le plus de succès : Watchmen, V for Vendetta ou Batman, en somme ceux que j’ai écrits pour DC Comics. » Et de faire le parallèle avec Jack Kirby : « ...un petit juif ouvrier de Brooklyn avec une imagination dingue, qui est allé en Europe pour se battre contre les nazis, qui a créé les Fantastic Four, The Avengers, The X-Men, Iron Man, Antman… Marvel a gagné 7 milliards de dollars sur son dos, Kirby n’en a rien tiré… » C’est ce qui se passa avec Watchmen « qui m’a été volé du fait d’un contrat compliqué et tordu entre une société hyper puissante et un jeune gars, moi, qui a grandi sans avoir l’eau courante chez lui. D’où mon désenchantement… »
Il célèbre enfin la puissance de l’écriture : « Aujourd’hui, je pense que le média le plus puissant, c’est la prose. Avec le langage, vous pouvez tout décrire, ce à quoi cela ressemble mais aussi ce que ça fait ressentir. Un écrivain peut transporter votre conscience n’importe où. C’est comme de la réalité virtuelle » conclut-il au bout d’une réflexion où il se dit qu’il aurait mieux fait de n’écrire que des romans même s’il parle de la bande dessinée comme un amant nostalgique.
Il n’empêche, les Inrocks ne s’y trompent pas : « Après Watchmen et V for Vendetta… » écrivent-ils en surtitre. C’est que l’œuvre d’Alan Moore, 63 ans, que ce soit dans ses spectacles magiques, son magnifique poème en prose Le Miroir de l’amour (2006), ses romans et ses bandes dessinées, mais ses dessins aussi !, est une et indissociable.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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En médaillon : © photo : Hamish Stephenson pour Les Inrocks. Article de Nelly Kapriélian.
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