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Alcante ("Ars Magna, Clair-Obscur dans la vallée de la lune") : « Une bonne bande dessinée est une histoire qui fait ressentir des émotions »

Par Charles-Louis Detournay le 19 avril 2012                      Lien  
Le scénariste de "Pandora Box" continue d’aborder des thématiques qui lui sont chères, tout en changeant le point de vue : un thriller ésotérique au sein de l’Occupation avec le dessinateur de Jason Brice, et un nouveau one-shot sensible sur le secret et la reconstruction, avec la dessinatrice de "Quelques jours ensemble"…

Alcante ("Ars Magna, Clair-Obscur dans la vallée de la lune") : « Une bonne bande dessinée est une histoire qui fait ressentir des émotions »Vous signez un second album avec Fanny Montgermont : Clair-Obscur dans la vallée de la lune. Qu’a-t-elle de particulier, que vous ne retrouvez peut-être pas chez d’autres dessinateurs ?

J’étais très satisfait du travail de Fanny sur Quelques jours ensemble, et j’ai eu envie de retravailler avec elle. Alors qu’elle approchait des dernières planches de notre première collaboration, je lui ai donc proposé un nouveau scénario, écrit spécialement pour elle, ce qui était une première pour moi, à l’époque. D’habitude, j’écris d’abord mon scénario et puis cherche le dessinateur idéal pour ce projet spécifique. Ici, ça a été l’inverse. J’avais la dessinatrice et j’ai essayé de lui écrire le meilleur scénario pour elle.

Sans que je sache pourquoi, en pensant au dessin de Fanny, j’ai eu des images de désert qui me sont venues à l’esprit. Et plus spécifiquement le désert d’Atacama, cette magnifique région du Chili que j’ai eu l’occasion de visiter grâce à mon frère qui vit là-bas et y tient une petite agence de voyage. C’est sans doute comme ça que j’ai eu l’idée d’avoir un personnage de guide dans mon histoire. Qui dit guide, dit visite guidée, dit touriste... C’est comme ça que l’histoire s’est mise en branle. Il y a eu deux films aussi que j’avais en tête à l’époque, et qui m’ont sans doute inspiré une certaine ambiance : il s’agit du Patient anglais et de Lost in translation.

Le dessin spécifique de Fanny Montgermont conduit-il inévitablement à une trame caractéristique ?

C’est clair que chaque type de scénario nécessite un type de dessin spécifique. Je n’aurais jamais proposé mon XIII Mystery à Fanny, mais par contre, elle assure méchamment dès qu’il s’agit de faire passer des émotions. Peut-être (même si c’est un cliché) est-ce dû à une sensibilité spécifiquement féminine ? Je pense aussi que le fait qu’elle fasse elle-même ses propres couleurs, et que celles-ci soient des couleurs "naturelles" (de l’aquarelle et non de l’informatique) joue un rôle important. Les couleurs sont ce qu’on perçoit en premier, avant le dessin et bien sûr avant l’histoire. Il y a quelque chose de "primal" là-dedans....

Vous mélangez à nouveau des situations dures de la vie, avec des sentiments émotionnels très forts. Est-ce justement le paradoxe de ces émotions fortes qui donne de la puissance et de l’intérêt à un récit ?

De manière générale, une bonne histoire, une bonne BD, c’est une histoire qui donne des émotions. Il faut que le lecteur ressente de la passion, du rire, de la peur, de la tristesse,... Sinon, à quoi bon ? Et ces émotions peuvent notamment provenir des contrastes. Si tout est uniforme, s’il n’y a pas "d’aspérités", on ne peut pas ressentir grand-chose. Et ici, le titre même ("clair-obscur") fait référence à ces contrastes. Le récit est basé là-dessus, faisant se côtoyer des scènes très dures, très noires, pessimistes, avec d’autres qui sont beaucoup plus légères et lumineuses. Visuellement on a joué là-dessus aussi, notamment en utilisant des cadres noirs pour les flash-backs...

Vous abordez effectivement un épisode tragique de l’Histoire, à savoir les tortures et sévices sous Pinochet. Mais cette ’présentation’ passe le biais de la vengeance, un sentiment que vous faites partager au lecteur, tout lui trouvant un palliatif finalement plus fort. Est-ce une façon de contrer l’escalade de la violence ?

Disons qu’un des points de départ de cette histoire est une phrase, entendue je ne sais où, mais qui me parle : "la vengeance est une prison dans laquelle on s’enferme avec son bourreau". Elle me parle car je suis quelqu’un d’excessivement rancunier... Là aussi, ça a donné du contraste à l’histoire. Il s’agit en fait de l’histoire de quelqu’un qui vit dans des paysages extraordinaires (le nord du Chili), où l’on peut ressentir une immense impression de liberté. Mais en même temps, il est quelque part prisonnier de son passé, de ses souffrances... Partant de là, on peut considérer que Clair-obscur dans la Vallée de la Lune est une histoire d’évasion, d’évasion intérieure.

Cette blessure autant psychologique que physique trouve un écho déformé par la perte d’êtres chers, d’une touriste. Le Carpe Diem est-il la seule solution à une blessure qu’on ne peut refermer ?

Non, pas nécessairement. Car dans mon esprit Joan réagit d’une manière excessive et ce Carpe Diem est teinté d’irresponsabilité et d’égoïsme. On voit dans sa relation avec Peter qu’elle aussi est quelque part prisonnière de son passé, puisqu’elle refuse de s’engager dans une nouvelle relation. Pour moi, José et Joan sont deux êtres blessés qui réagissent chacun à leur manière de façon excessive, dans deux voies opposées… Mais finalement pas si éloignées que cela. Au bout de leur voyage extérieur, ils arriveront aussi au terme de leur voyage intérieur, et se "re-stabiliseront".

Votre récit s’axe également sur le mystère : les deux êtres ont chacun leur secret, que vous dévoilez au fil des pages. Comment construisez-vous votre scénario pour ne pas trop en dire ?

Très rapidement, j’ai compris que je devrais procéder avec des flashbacks, justement pour amener cette tension. Plus on remonte dans le passé, plus on comprend l’attitude de José. Mais il fallait que ces flashbacks ne paraissent pas "gratuits", donc j’ai veillé à ce qu’il y ait une certaine logique dans leur présentation. Par exemple, le fait que José surprenne Joan en train de faire l’amour amène lui rappelle une scène cruciale qu’il a vécue..

Comme pour Quelques jours ensemble, c’est finalement la rencontre de deux personnes solitaires. Une façon de parier sur l’ouverture aux autres, plutôt que le repli sur soi ?

Peut-être, mais c’est surtout le fait qu’il est toujours intéressant, scénaristiquement parlant, de faire se côtoyer deux personnages totalement opposés. Un jeune père immature et son fils qui vieillit prématurément. Un guide bourru et renfermé sur lui-même avec une touriste extravertie, etc.

Les décors ont bien entendu une grande importance. Avez-vous d’emblée découpé le récit en laissant la place à des décors supposés, ou vous êtes-vous laissée guider par Fanny pour adapter le récit ?

Comme je l’ai dit, ce sont justement les paysages qui sont le point de départ de cette histoire, je voulais donc leur laisser beaucoup de place, et j’ai donc veillé à ce que le découpage permette des grandes cases (et même une double page) pour les mettre bien en évidence, et donner à Fanny les meilleures possibilités de s’exprimer. Ces grandes cases rythment également le récit, ce sont des ouvertures de chapitre en quelque sorte...

Dans Quelques jours ensemble, vous cherchiez à émouvoir, voire faire pleurer le lecteur. Avez-vous ici également tenté de le toucher au cœur ?

Plus vraiment, non. J’ai plus essayé de créer une ambiance douce, feutrée, avec cette arrivée au village la nuit, ces beaux paysages, les souvenirs d’enfance racontés par Joan... Et en même temps de créer une tension avec le fait que, dès le début, on sait que José a engagé quelqu’un pour faire des recherches, par le fait aussi que Joan se conduit de manière tellement extravertie que ça en devient presque suspect... Je ne pense pas que l’histoire soit aussi émouvante que Quelques jours ensemble, on est dans un autre registre.

Avez-vous déjà un nouveau projet avec Fanny Montgermont ?

Oui et non. Après deux albums réalisés avec moi, Fanny a envie de refaire un projet solo, en tant qu’auteur complet, comme elle l’avait déjà fait avec Elle. Mais elle m’a demandé si je voulais bien être co-scénariste pour un autre projet qu’elle a également en tête...

Concernant Ars Magna, après la série Jason Brice qui se déroulait juste après la Grande Guerre, vous relancez une autre série historique avec Milan Jovanovic, mais cette fois-ci en 1943, pendant l’Occupation. Est-ce l’Histoire qui vous attire spécifiquement, ou son trait se prête-t-il préférentiellement à ce type de récit ?

C’est un peu le hasard qui a fait qu’on se retrouve sur un autre projet "historique", mais en l’occurrence, le hasard fait bien les choses car Milan met énormément de détails dans ses planches, toujours très documentés, et cela aide le lecteur à s’immerger dans une autre époque.

Quel a été votre point de départ pour Ars Magna ? Les nombreuses références franc-maçonniques au sein de Bruxelles ?

Le point de départ, ce sont plusieurs livres du style Les Mystères de Bruxelles, qui m’ont donné l’envie d’écrire une histoire qui se déroulerait dans la capitale belge, une histoire qui serait au carrefour d’Indiana Jones, du Code Da Vinci, Benjamin Gates et Tintin ! (rires).

J’ai travaillé sur plusieurs versions de l’histoire, tenté plusieurs périodes, mais finalement, j’ai retenu l’époque de la Seconde Guerre mondiale, avec la Belgique occupée, ce qui permettait de confronter mon héros aux nazis. Je suis conscient que ce choix n’est pas le plus original, mais c’est dans les vieilles casseroles qu’on fait les meilleures soupes. Pour moi, l’originalité vient du fait que ce soit localisé à Bruxelles, mais aussi dans la nature du secret qu’on révélera par la suite....

Les références maçonniques dans Bruxelles sont nombreuses, surtout parce que la Belgique connut son essor alors que la Franc-maçonnerie était particulièrement développée. On va donc pouvoir trouver des liens avec les Maçons dans les constructions, l’Université, et même carrément dans des plans de quartier. Comptez-vous prolonger cette chasse au trésor dans différents quartiers de Bruxelles ?

Oui, quasiment toute l’histoire se déroule à Bruxelles. Une de mes intentions était de faire (re-)découvrir des facettes inconnues de Bruxelles et de son histoire. Ainsi, qui sait que l’on trouve en-dessous de la place royale les ruines du palais de Charles-Quint ? On les visitera lors du second tome. Ceci dit, même si je fais des allusions à la Franc-maçonnerie, la loge secrète "Ars Magna" n’en fait pas partie, et le secret qu’elle garde est très différent de ce qu’on peut s’imaginer pour de cet ordre secret...

L’architecture bruxelloise regorge de références maçonniques

Comment va s’articuler la série Ars Magna ? Avec des rebondissements comme dans Le Triangle secret ? Le prochain tome va-t-il en dévoiler plus pour intensifier l’intrigue ?

Il s’agit d’une histoire complète en trois tomes, donc les lecteurs ne devront pas attendre des années avant de connaître ce fameux secret. Je comprends que les gens fassent le lien avec Le Triangle secret, même si cela n’a pas vraiment été une source d’inspiration pour moi. Effectivement, on peut les classifier dans le même genre d’histoire, quoique le secret d’Ars Magna est d’une toute autre nature ! La dernière case du tome 2 donnera de fameux indices à ce sujet, et il sera pleinement dévoilé dans le troisième et dernier tome.

Des passages secrets dans les égouts, des phrases cachées dans le Parc de Bruxelles, ce récit va relancer les chasseurs au trésor de tous poils ! Quelles sont vos bases documentaires pour la construction d’Ars Magna ?

Ma base documentaire mélange de même la réalité historique et une version plus "fantaisiste" de l’histoire de Bruxelles (les contes et légendes de Bruxelles, les "mystères" de Bruxelles, etc.) J’ai également été en contact avec des historiens spécialisés sur Bruxelles (je les remercie dans l’album). Mais j’insiste sur le fait qu’il s’agit d’une fiction et que j’ai globalement privilégié l’aspect "spectaculaire" par rapport au respect strict de la réalité historique.

Plus globalement, vous travaillez sur les suite de Rani et Re-Mind, mais quels sont vos autres projets en cours ?

Effectivement, Il y a les séries en cours, comme Ars Magna, Rani T3 qui vient de sortir et Re-Mind, dont le tome 4 sera dans le bacs en septembre. Par ailleurs, Gihef et moi-même travaillons sur une série concept pour Delcourt, centrée sur la théorie des complots. Là, je viens de terminer le découpage d’un premier album pour cette collection. Je voudrais aussi lancer une série d’aventures, quelque chose à la Thorgal... Et j’ai d’autres idées en tête mais qui sont encore à l’état d’embryon pour l’instant. Qui vivra verra !

(par Charles-Louis Detournay)

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