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Aleksandar Zograf ("Vestiges du monde") : "J’ai passé toutes ces années, terré chez moi à Pančevo, tout en publiant à l’autre bout du monde."

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 12 février 2012                      Lien  
Aleksandar Zograf, de son vrai nom Saša Rakezic, est né en 1963 à Pančevo, au sud de la Serbie, à 15 km au nord de Belgrade. On lui doit " E-mails de Pančevo" (L'Association, 1999), "Bon baisers de Serbie" (L'Association, coll. « Mimolette », 2000) et "Vestiges du Monde" (L'Association, 2008). Il a également publié dans Comix 2000 et dans les revues Lapin, L'Horreur est humaine et Gorgonzola. Nous avons eu l'occasion de le croiser à la Librairie Le Monte-en-l'air à Paris.
Aleksandar Zograf ("Vestiges du monde") : "J'ai passé toutes ces années, terré chez moi à Pančevo, tout en publiant à l'autre bout du monde."
Vestiges du monde
Ed. L’Association

Quelle est la situation de la BD en Serbie aujourd’hui ?

Un peu comme partout ailleurs : il y a des genres très variés, des dessinateurs d’humour publiant dans des quotidiens et des hebdomadaires qui collaborent maintenant avec des petits éditeurs. Mais il n’y a plus de gros éditeurs : ils ont disparu avec l’éclatement de la Yougoslavie. D’un grand marché, nous avons maintenant plusieurs marchés dont la taille n’est pas suffisante.

Il n’y a pas de co-production ?

Cela commence, mais lentement car c’est difficile pour différentes raisons que vous pouvez imaginer... Il y a un marché commun pour la bière, mais quand il s’agit de culture, de livres ou de bande dessinée, c’est moins évident. En fait, le problème vient de l’action conjointe d’un marché qui s’est rétréci et d’une multiplication des publics : il y a un public pour la grosse BD commerciale, les comic-books par exemple, un autre pour la BD franco-belge un peu pointue, et puis, il y a la production locale d’une dizaine de créateurs qui publient en France ou aux États-Unis, assez peu en Serbie en définitive.

Stripoteka, le principal magazine de BD de Yougoslavie
DR

Vos ouvrages, par exemple, sont publiés en Serbie ?

La plupart d’entre eux sont aujourd’hui disponibles dans ma langue mais leurs ventes sont bien plus anecdotiques que dans d’autres pays, comme l’Italie ou les USA par exemple. Mais ils sont régulièrement réimprimés, ce n’est donc pas négligeable. Les auteurs de mon acabit sont connectés avec la plupart des éditeurs de "Small Press", de bande dessinée alternative dans le monde entier. C’est petit mais, au total, ce n’est pas si mal. C’est plutôt une bonne chose pour les pays qui n’ont pas une tradition forte de la bande dessinée. Les entrepreneurs qui se lancent dans cette entreprise le font par jeu ou par amitié,... Vous savez, il y a une tradition de bande dessinée dans notre pays depuis les années 1930.

Quels sont les auteurs qui étaient publiés ces années-là dans les grands journaux ?

Des auteurs comme Alex Raymond et Walt Disney. Les comic-strips américains ont été largement traduits dans nos contrées. En ce qui concerne la production locale, la bizarrerie, c’est que la plupart premiers grands dessinateurs de BD yougoslaves des années trente étaient d’origine... russe. Ils sont venus en Yougoslavie parce qu’on les acceptait ici. Ils se sont mis à faire des BD, ce qui était un peu étrange d’ailleurs car, dans leur pays d’origine, ce mode d’expression n’existait pour ainsi dire pas. Mais ces réfugiés devaient commencer au bas de l’échelle et comme la BD, ici comme ailleurs, n’était pas considérée comme un art "noble", ils se sont engouffrés là-dedans. Après la guerre, la Yougoslavie était une patrie socialiste mais est restée une sorte de pont entre l’Est et l’Ouest.

Aleksandar Zograf en 2011
Photo : D. Pasamonik (L’Agence BD)

Comment êtes-vous devenu un artiste de BD en Serbie ?

J’ai commencé à dessiner des BD dans les années 1980, mais c’était plus pour moi une expérimentation, je publiais dans des revues confidentielles. Dans ma jeunesse, je lisais beaucoup de BD, souvent d’origine franco-belge. La Yougoslavie avait alors une grande diversité de BD d’origine étrangère. Le magazine Stripoteka publié à Novi Sad [1] avait l’habitude de publier de la BD franco-belge, mais aussi anglaise, américaine et même chinoise ! C’était une étrange combinaison... Ces publications ne se faisaient surtout dans cette presse, un album pouvant parfois occuper tout un numéro. Ayant lu tout cela, j’avais déjà une solide culture BD.

E-mails de Pancevo
Ed. L’Association

Ma carrière professionnelle, je la commence comme journaliste. J’avais suivi des études de design à Belgrade, mais je voulais écrire. J’ai publié mes articles dans différents magazines d’audience nationale, mais le dessin me manquait. J’ai donc parallèlement commencé à dessiner mes premières BD dans mon coin, à ma manière, sans trop regarder ce qui se faisait ailleurs. Je m’étais aussi débarrassé des influences des lectures de mon enfance. Je voulais faire quelque chose de différent, d’expérimental.

En 1991, comme vous le savez, la Yougoslavie est entrée dans une longue période de troubles. Pour les gens, cela a été non seulement un choc mais aussi un incroyable cauchemar. J’étais complètement désargenté, vivant au jour le jour pour gagner ma vie.

Au milieu de tout ce marasme, j’étais entré en contact avec quelques dessinateurs américains qui correspondaient à ma sensibilité : Jay Lynch, Robert Crumb, Jim Woodring et Chris Ware. Ces derniers étaient de ma génération et commençaient à publier en même temps que moi, mais c’est Jay Lynch qui, le premier, me mit le pied à l’étrier. C’était étrange pour moi car je vivais au quotidien la réalité de la guerre , avec tout ce que cela entraîne et, en même temps j’étais édité aux États-Unis... J’ai passé toutes ces années, terré chez moi à Pančevo, tout en publiant à l’autre bout du monde chez Fantagraphics, tandis que mes livres étaient ensuite publiés en Europe avant d’être traduits finalement dans mon pays.

Comment avez-vous été en contact avec votre éditeur français L’Association ?

Par un concours de circonstances. J’avais rencontré David B à la Caption Convention d’Oxford dédié à l’édition alternative. Il a montré mon travail aux autres membres de L’Association et ils ont décidé de commencer à me publier.

Zograf dans XX-MMX
Ed. L’Association

Est-ce qu’il y a une "manière serbe" dans ce que vous produisez ?

Je ne saurais le dire. Quand la "crise" a éclaté, pour la plupart des auteurs de notre pays, il y a eu une production très sombre, teintée d’humour noir, avec un regard sur les choses profondément ironique, un peu comme les Dada à la fin de la Première Guerre mondiale. Ce qui venait de se passer donnait à réfléchir. Ce n’est pas que les artistes aient à souffrir mais ils ont parfois besoin d’une baffe dans la tronche. C’est quand les événements deviennent graves, sérieux, que l’on se met à réfléchir sur le sens de la vie et notamment à la question de comprendre comment les choses en sont arrivées là... Il y a aujourd’hui en Serbie un cercle de créateurs qui tournent autour de ces questions, souvent avec humour.

Bons baisers de Serbie
Ed. L’Association

J’ai fait Vestiges du monde pour un hebdomadaire politique indépendant de Belgrade, au rythme de deux pages en couleurs par semaine. C’est une compilation de différentes histoires qui vont de la paraphrase d’articles piochés dans la presse des années 1930 -j’aime exhumer ces choses oubliées et les transformer en histoires- au récit de voyage, en passant par une interview de Will Eisner sous la forme d’une BD. Je l’avais rencontré en Norvège peu de temps avant sa mort.

Êtes-vous connu dans votre pays ?

Probablement un peu, oui, car les gens qui lisent mes ouvrages peuvent me lire dans des hebdomadaires qui publient mes dessins. Je ne peux pas dire que je sois célèbre, mais les gens intéressés à la BD me connaissent.

Propos recueillis par Didier Pasamonik

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

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[1Publiée entre 1969 et 1991, elle accueillit dans ses pages aussi bien dans ses pages des séries comme Astérix, Blueberry, Iznogoud, Tanguy & Laverdure, Gaston, Bob Morane, Thorgal, Modesty Blaise, Alan Ford, Cisco Kid, Flash Gordon ou Rip Kirby... Elle fut brièvement reprise en 1997 avant de s’arrêter à nouveau.

 
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