Le fait est peu connu : René Goscinny descend d’une famille d’éditeurs de journaux et d’imprimeurs établie à Paris au 12 de la rue Lagrange (5ème arrondissement de Paris), en 1912.
Les imprimeries Abraham Béresniak, du nom du grand-père maternel de Goscinny, étaient connues pour la diversité de leurs polices de caractères : hébraïques, polonaises, cyrilliques et la qualité de ses relecteurs-correcteurs . Abraham Béresniak imprimait et éditait également quelques-uns des principaux journaux yiddishophones et russophones de Paris : Le Parizer Journal (quotidien yiddishophone en collaboration avec l’écrivain russe Zalman Shneour), l’hebdomadaire Leste Nayess, Spetselie Oysgabe (Les Dernières Nouvelles – Édition spéciale ), le Parizer Yiddish tsaytshrift (Le Journal Yiddish de Paris) et un journal en russe : Poslednie novisti (Dernières Nouvelles).
Une famille proche des Goscinny
Dans le domicile familial des Béresniak, rue du Pont de Lodi, la mère de René Goscinny qui habitait alors avec son mari et son autre fils, Claude, en Argentine, venait tous les deux ou trois ans y passer quelques temps avec ses enfants.
Bientôt, le patriarche Abraham passa l’imprimerie à ses fils, Léon en tête, qui en feront une entreprise florissante forte de plus de 100 personnes au milieu des années trente. C’est le rendez-vous des immigrés russes de Paris qui cherchent du travail. Ainsi, Léon témoigna-t-il en justice en faveur de Gorgoulov, le « déséquilibré » qui assassina le président de la République Paul Doumer en 1932 et qui était employé dans son imprimerie !
Le traumatisme de la guerre
Arrive la guerre. Les temps sont durs pour les étrangers, en particulier s’ils sont juifs. Le 17 décembre 1941, Jacques Bielinski note dans son journal : « On a arrêté l’imprimeur Béresniak » [1]. À la suite d’une dénonciation, Léon, Maurice et Volodia Béresniak sont arrêtés pour avoir imprimé des tracts anti-allemands. Déprimé, malade et infirme, miné par le chagrin, Abraham meurt à la fin de l’année 1942.
Auparavant, une lettre d’avis de la troisième section du Commissariat Général aux Questions Juives, confie à « M. Grégoire, 42 rue Sibust » le soin d’administrer, par application de l’article 21.§2 de la loi du 24 juillet 1941, et par décision de la « Direction Générale de l’Aryanisation économique », les biens du « Juif Béresniak, Léon, actuellement incarcéré. » Les oncles de René Goscinny, Maurice, Volodia et Léon furent, comme bien d’autres, assassinés par les nazis. Un fait que la famille de René, restée en Argentine, ne découvrit qu’à la Libération et qui traumatisa durablement le grand scénariste.
L’imprimeur de « L’Archipel du goulag »
À son retour de la guerre, le dernier survivant des quatre fils Béresniak, Serge, reprit l’imprimerie qui redevint extrêmement prospère car elle était la seule de Paris capable de produire des documents en russe et autres idiomes « exotiques. »
Et c’est là qu’est le lien avec Alexandre Soljenitsyne : on lui doit notamment l’impression de la première édition en russe de L’Archipel du goulag. Le grand auteur russe vint lui-même corriger clandestinement les épreuves sur le marbre de l’imprimerie, qui occupait depuis 1959, près de 2000 m2 au 18-20 de la rue du Faubourg du Temple (11ème.) [2].
Anecdote amusante : au lendemain de la guerre, selon la légende familiale, Serge imprima, pour le compte de René, un faux ouvrage illustré, La Fille aux Yeux d’Or de Balzac, pour prouver aux éditeurs américains qu’il était publié en France . Le stratagème réussit puisque René décrocha une première commande auprès de Kunen Publishers qui publia son premier ouvrage, un livre pour enfants intitulé Playtime stories.
René, en retour, selon le témoignage de Claude Goscinny, aida financièrement son oncle Serge, ami de David Knout et familier d’Antonin Artaud et René Char, dont l’entreprise périclita dans les années soixante-dix, en raison du passage à l’offset et du déclin de la clientèle russophone. [3].
Goscinny a-t-il croisé Alexandre Soljenitsyne ? Nul ne sait, mais c’est possible. Il nous plaît néanmoins d’imaginer la rencontre entre ces deux grandes figures du 20ème siècle.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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Les informations figurant dans cet article m’ont été confiées par Claude Goscinny, frère aîné du scénariste, et Daniel Béresniak, son cousin germain. L’un et l’autre nous ont quittés depuis. Qu’ils reçoivent ici la marque de mon amitié et de mon éternelle estime.
[1] Jacques Biélinsky, Journal 1940-1942, un journaliste juif sous l’Occupation, Cerf, Paris, 1992.
[2] Les amateurs de pèlerinage peuvent s’y rendre facilement la nuit car l’endroit est occupé aujourd’hui par le night-club « Le Gibus ».
[3] Le fils de Serge Béresniak, Daniel, ne trouve de son côté aucune preuve de cette assertion.