Romans Graphiques

"Anaïs Nin" : la sensibilité de Léonie Bischoff

Par Charles-Louis Detournay le 11 septembre 2020                      Lien  
C'est certainement la surprise de cette rentrée, un roman qui dépeint avec nuance et émotion les pensées les plus intimes d'Anaïs Nin. Des confidences passionnantes et révélatrices qui sont portées par un magnifique trait aux couleurs changeantes, au diapason des passions de cette femme remarquable.

Se lancer dans la biographie d’une personnalité aussi mythique que l’écrivaine Anaïs Nin est un projet qu’on pourrait qualifier poliment de « courageux », mais qui concrètement s’apparente plus à une mission suicide. Mais cela n’a pas découragé Léonie Bischoff, sans doute car tout son parcours semble l’avoir amenée à tenter cette aventure.

Dès son premier album paru en 2010, Princesse Suplex traitait d’une héroïne qui présente différentes facettes de sa personnalité, tout en se démarquant de la société. En 2013 paraît Hoodoo Darlin’ qui suit la lutte d’une sorcière afro-américaine combattant les forces démoniaques dans une Amérique en proie à la ségrégation raciale : de nouveau une femme d’une grande force intérieure en rupture avec des carcans et des injustices qui l’étouffent.

"Anaïs Nin" : la sensibilité de Léonie BischoffPuis Léonie Bischoff se met en retrait de l’écriture, pour réaliser l’adaptation de trois romans de Camilla Läckberg, un exercice qui lui permet également de poser son trait et sa mise en scène sur ces trois cents cinquante planches. Voici d’ailleurs ce qu’elle nous expliquait à ce propos :

« La spécialité de Camille Läckberg tient dans la spécificité de ses ambiances. […] Nous travaillons cela dans le dialogue, le jeu de regards, le langage corporel, et les attitudes de chaque personnage en fonction de la personne à qui il s’adresse. »

Ces années consacrées à ces trois adaptations, ainsi qu’à la réalisation d’un volume de La Petite Bédéthèque des Savoirs, lui ont surtout permis de mener à bien les recherches qu’elle entreprenait pour ce projet assez osé : retranscrire la vie et les multiplies personnalités d’Anaïs Nin dans un roman graphique de près de deux cents pages.

Sur la mer des mensonges

Le récit débute en 1930 : Anaïs Nin vit en banlieue parisienne et lutte contre l’angoisse de sa vie d’épouse de banquier. Plusieurs fois déracinée, elle a grandi entre 2 continents, 3 langues, et peine à trouver sa place dans une société qui relègue les femmes à des seconds rôles.

Elle veut être écrivain, et s’est inventé, depuis l’enfance, une échappatoire : son journal. Il est sa drogue, son compagnon, son double, celui qui lui permet d’explorer la complexité de ses sentiments et de percevoir la sensualité qui couve en elle. C’est alors qu’elle rencontre Henry Miller, une révélation qui s’avère la première étape vers de grands bouleversements.

La réussite de ce roman graphique (car cet ouvrage est un petit bijou d’équilibre, de création, d’écriture et de sensibilité, n’en doutez pas !), cette réussite donc tient tout d’abord de la période choisie par Léonie Bischoff. Elle a écarté l’idée absurde de retracer toute la vie de l’écrivaine pour se focaliser sur ce début des années 1930, qui marque sans doute le mieux sa métamorphose. Lorsqu’elle passe progressivement à sa vie rangée de femme mariée, à celle de cette artiste qui assume son indépendance, ses choix de vie, sa sexualité et surtout son écriture.

Il n’est pourtant jamais question de rupture, mais plutôt de compléter un portrait auquel il manquait des couches, des pans que la jeune femme tentait de dissimuler pour paraître bien sous les rapports. Cette volonté à se compléter la pousse à se démultiplier : elle aime toujours son mari pour lequel elle ressent beaucoup de tendresse et une grande complicité, mais par d’autres côtés, elle suit son instinct en succombant au charme magnétique d’Henri Miller et ses connaissances en matière de sexualité, en sautant enfin le pas pour coucher avec son amour de jeunesse, son cousin pourtant homosexuel. Elle ose même entamer une relation avec son père, comme si elle réconciliait la nouvelle femme qu’elle devient avec l’enfant qui a tant souffert de son départ.

Cette façon d’assumer toutes les femmes qui sont en elles, les envies qu’elle ressent, Anaïs en trouve la force dans l’écriture de son journal qu’elle tient depuis ses onze ans et le fameux départ de son père, un point focal sur lequel Léonie Bischoff revient avec intelligence. Dans ce journal, Anaïs couche ses envies et ses réflexions, modelant progressivement une véritable prise de conscience pour ce qu’elle est, qui elle est, dans sa globalité, sans parler de bons et de mauvais côtés, mais plutôt en tentant de s’écouter, de s’accepter.

C’est justement dans ce journal, intégralement publié après la mort de l’écrivaine, que Léonie Bischoff trouve le ton juste pour détailler cette progression dans le chef de la jeune femme. D’emblée, elle présente plusieurs Anaïs qui se parlent et argumentent, ce qui permet au lecteur de non seulement profiter de ses pensées si personnelles en déjouant le piège du récitatif, mais aussi de bien comprendre combien la jeune femme est multiple, en progression, en devenir.

Le second point fort de ce roman graphique tient dans l’atmosphère privilégiée par Léonie Bischoff. Loin de se focaliser sur les ébats, voire ce qu’on pourrait considérer comme les frasques sexuelles de l’écrivaine, l’ouvrage se caractérise par beaucoup de tendresse envers et entre la majorité des protagonistes, une volonté de mieux se comprendre et se respecter tout en (se) permettant ensemble de franchir des barrières sociétales qui ne trouvent plus de sens à leurs yeux.

Dans sa mise en scène et les regards échangés entre les personnages, Léonie Bischoff souligne cette recherche de l’autre, cette volonté de pouvoir accepter sa propre évolution tout en cherchant à ne pas emprisonner l’autre dans une image qui n’existe déjà plus. Bien sûr, tout cela est appuyé par les dialogues et les textes, merveilleusement ciselés. Mais les séquences muettes participent également pleinement à comprendre l’état d’esprit de l’écrivaine, ses rêves, ses désirs et ses besoins d’émancipation.

Le magnifique trait kaléidoscopique du crayon magique

Pour traduire en bande dessinée ses réflexions très intimes, Léonie Bischoff ne s’appuie pas seulement sur sa mise en page éclairée, son trait sûr et appuyé, ainsi que ses choix de mono- et de dialogues, elle a choisi d’opter pour un "crayon magiqueײ, comme elle l’appelle elle-même. Il possède une mine multicolore, qu’elle utilisait auparavant uniquement pour ses dédicaces. Ce crayon possède donc l’avantage d’avoir plusieurs couleurs distinctes qui y sont mêlées, ce qui génère une part de hasard dans son utilisation. Le trait sera présent, mais quelle couleur aura-t-il ? Peut-être le même que le précédent ? À moins qu’elle ne tourne le crayon un petit peu entre ses doigts pour délivrer une autre couleur… Qui sait ?

« Pour ce qui est du crayon multicolore, nous explique l’autrice, Je trouvais que leur trait coloré apportait une vibration très en accord avec le propos du livre, c’est quelque chose de discret mais qui rend le trait plus " vivant"... Techniquement, j’ai utilisé le même crayon partout, et un crayon bleu/violet très foncé pour réhausser ou ombrer. Et sur certaines scènes, une fois les planches numérisées, j’ai joué avec les réglages pour emmener tout le trait vers des nuances parfois plus rouges, parfois plus bleues... Pour moi la couleur contribue à faire passer des états d’esprits, des ambiances , de manière quasi subliminale, c’était important de pouvoir jouer avec ces réglages. »

Même s’il a légèrement été retravaillé, et que ce crayon plus sombre vient apporter un pivot de référence dans chaque planche, ce trait à la fois sûr dans sa forme et changeant dans sa couleur apporte beaucoup de légèreté et de positive inconstance au récit, au diapason d’Anaïs qui se cherche et ressent en permanence une multitude de choses, ouvert au monde qui l’entoure, aux écrivains qui la nourrissent, et à ses propres sentiments qui l’envahissent.

En s’affranchissant d’une mise en couleur traditionnel, l’autrice a aussi su doser son effort, de manière à maintenir une lisibilité soigneusement préservée, malgré la difficulté de son sujet. Ainsi, elle privilégie tantôt un trait plus simple, afin qu’on se concentre sur les sentiments d’Anaïs et des protagonistes, alors qu’à d’autres moments, elle laisse plus de place aux décors et à l’ambiance, profitant justement des couleurs changeantes de son crayon "magique". Par ses choix, elle fait monter et redescendre l’ambiance en permanence, en louvoyant entre un trait clair et un cadre plus construit, afin que le lecteur soit au diapason d’Anaïs Nin.

« Par rapport au choix du trait coloré et de l’utilisation ponctuelle de la couleur », continue à nous expliquer l’autrice, « Le cheminement s’est fait dans ma tête lorsque j’ai montré, il y a un an, les premières pages colorisées aux équipes de Casterman, ainsi que les planches originales, juste au trait coloré. Leur réactions a été unanime, et m’a fait réaliser que mon trait pouvait se suffire à lui-même, sans être "étouffé" par une couleur omniprésente. Et du coup, les passages où j’utilise de la couleur sont spéciaux dans le livre, et contribuent à faire passer des sensations et sentiments. Le choix de ces scènes s’est imposé instinctivement, au découpage. »

Anaïs Nin, Sur La Mer des mensonges est certainement le roman graphique immanquable de ce début de rentrée. Il vous fera découvrir Anaïs Nin si vous ne connaissiez pas encore l’écrivaine, et vous permettra de mieux comprendre cette personnalité complexe qui a suivi ses pensées au nom de l’émancipation et de la création. Puis surtout, il révèle Léonie Bischoff dans toute sa maturité graphique et narrative. Comme Anaïs, l’autrice s’est transformée et s’est révélée. Désormais, il sera impensable de compter sans elle.

Propos recueillis par Charles-Louis Detournay.

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782203161917

Anaïs Nin, sur la mer des mensonges - Par Léonie Bischoff - éditions Casterman. Album paru le 26 août 2020. 192 pages, 23,50 euros.

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