J’avoue que la nouvelle m’a secoué, même si nous savions depuis plusieurs jours que l’issue n’était plus très loin. André Geerts part discrètement, en plein mois de juillet, à un moment où les vacances nous portent à l’insouciance.
Cela me touche beaucoup, car l’image d’André accompagne mon parcours professionnel. La première fois que je l’ai rencontré, c’était à un petit festival de science-fiction en Belgique au milieu des années 1970. Il faisait partie de l’équipe d’un petit fanzine où l’on retrouve Bosse, Darasse, Yslaire et Watch : Zazou. J’ai conservé la photo de cet instant. Ce grand garçon d’un an mon aîné était déjà extrêmement timide et avait cette façon quasi enfantine de se tortiller les cheveux en parlant.
La dernière fois que je l’ai rencontré, c’était à Roland Garros il y a deux ans. Il avait l’air en pleine forme et conservait cette douceur qui le caractérisait. Ce passionné de tennis était ravi de pouvoir évoluer dans l’arène mythique des héros de son enfance. Comme j’avais fait état de cet enthousiasme dans une brève d’ActuaBD, il était intervenu dans le forum : « Eh oui, j’étais aux anges, mon cher Didier ! Imagine toi, entrer dans le stade de Roland Garros pendant les internationaux de France, c’est comme si, à treize ans, j’avais pu entrer dans la rédaction de Spirou et rencontrer là, en chair et en os, des vrais dessinateurs de BD ! Et, eh bien, oui !... Ca aussi, j’ai eu la chance de le faire, il y a quarante ans ! Et ça me fait du bien, ce rendez-vous avec le talent, loin des problèmes, des procès Uderzo, des polémiques Hergé, des cocaïne et vieux tableaux de Roland Garros... Juste le talent, l’amour, le rêve, le ressenti, la qualité et la route qui y amène : l’enthousiasme ! »
Peut-être se savait-il déjà malade, mais cette phrase résume tout entier son legs qui est également illustré par le brillant entretien qu’il a accordé dans nos pages à Nicolas Anspach et qui sonne aujourd’hui comme un message d’adieu où il parlait de la nécessité de « retisser un lien avec l’enfance » : « D’un point de vue philosophique, on peut dire qu’un artiste reproduit à sa manière la création du monde. Il est le créateur de sa vision du monde. J’ai été frappé par une interview de Pablo Picasso dans laquelle le journaliste lui demandait ce qu’il recherchait à travers son art. Picasso a répondu qu’il cherchait à dessiner comme un enfant ! C’est l’artiste d’avant-garde du 20e Siècle par excellence. Il était toujours à la pointe de la nouveauté, avec parfois un brin de provocation. Le siècle dernier a été celui où l’on a cru le plus à la modernité, à la science, au progrès. Lui qui symbolisait l’avant-garde dans ce siècle moderne, il ne recherchait qu’une chose : dessiner à nouveau comme un enfant ! S’il y a de la nostalgie dans mon travail, c’est celle-là que je veux mettre en scène. Je n’ai pas le regret d’une époque. Je suis heureux comme je suis. La vie est un chemin que l’on traverse, et il n’y a pas à être nostalgique. »
Geerts avait fait ses débuts dans Spirou en 1976, si l’on en croit BDoubliées.com, dans une rubrique rédactionnelle qu’il co-signe avec Jadoul et Bernard Hislaire. Ses premières Chroniques vénusiennes, il les signe avec Jean-Marie Brouyère. Il fait partie de cette génération que l’on a pu appeler « la bande à Hislaire » recrutée par Thierry Martens et qui allait émerger sous la direction d’Alain de Kuyssche.
Ses débuts sont difficiles car ce grand timide a du mal à se vendre. Il parvient cependant à percer avec la série Jojo en 1983 alors que le rédacteur-en-chef de l’époque, Philippe Vandooren qui lui avait ouvertement dit qu’il n’était pas fait pour la bande dessinée, avait un peu baissé sa garde. Il le pousse d’ailleurs à imiter le style de Sempé auquel d’aucuns le rattachent un peu rapidement. Il n’avait pas de raison de le faire. Son dessin, comme il disait à Nicolas Anspach, « parlait doucement » et sa façon de dessiner les personnages est vieille comme le monde en fait, si l’on pense à l’un de ses prédécesseurs d’avant-guerre comme Marcel Capy. La série Jojo totalise 17 albums qu’il scénarise seul, à l’exception d’un seul écrit par Sergio Salma. Elle avait fait l’objet d’une série de dessins animés qui est une des plus belles réussites de Dupuis Audiovisuel. Un dernier titre était en cours de finition. Il restait deux planches à finir qui le seront par Alain Mauricet sans doute.
Avec Salma, il avait aussi dessiné quatre albums de la série Mademoiselle Louise, un personnage créé pour le Mensuel Schtroumpf au début des années 1990 et qui fut publié successivement par Casterman puis par Dupuis.
Récemment, les éditions Dupuis avaient repris ses dessins d’humour réalisés pour Spirou , il avait pour titre une sentence à contre-pied : « Bonjour, monde cruel ! ». Partir en disant bonjour, c’est tout André, ça…
Son héros, Jojo, m’évoque cette chanson de Jacques Brel où le chanteur pleure lui aussi un ami terrassé par le cancer :
Six pieds sous terre
Jojo
Tu n’es pas mort
Six pieds sous terre
Jojo
Je t’aime encore
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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André Geerts a reçu une vingtaine de prix dont
1994 : Prix œcuménique de la BD à Angoulême pour le tome 1 de “Mademoiselle Louise” ;
1997 : Grand prix de la ville de Durbuy pour “Monde Cruel” ;
1998 : Crayon d’or de la ville de Bruxelles attribué par la Chambre Belge des Experts en Bandes Dessinées ;
2003 : Grand prix de la ville de Bruxelles attribué lors du festival de Ganshoren ;
2007 : Prix des lecteurs jeunesse au festival de Vaison-La-Romaine pour “Jojo vétérinaire”, le 17e album de la série.
Le 18e album de Jojo “Mamy Blues” sortira le 1° octobre.
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