« Élisez votre album préféré » invite le site du Festival d’Angoulême. « Grâce à la fnac et à la SNCF, désignez la bande dessinée que vous souhaitez faire découvrir parmi la cinquantaine d’albums de la Sélection Officielle ! » « Pour faire votre choix, poursuit le site du concours, les livres de la Sélection officielle sont présentés non seulement sur ce site Internet mais aussi dans les magasins fnac, dans les gares et les trains SNCF. La bande dessinée qui obtiendra le plus grand nombre de suffrages figurera dans le Palmarès officiel du Festival d’Angoulême. Un Fauve Essentiel fnac-SNCF sera donc décerné en votre nom lors de la Cérémonie de remise des Prix du samedi 26 janvier 2008... » Une machinerie commerciale, on l’a compris, destinée à mettre en avant les quelque cinquante nominés des prix d’Angoulême, et bien évidemment deux parmi ses principaux sponsors.
Un principe dont nous avons déjà montré les limites dans un précédent article : une liste des nominés trop longue, relativement peu représentative de la production francophone et qui dépossède le jury d’Angoulême de l’un de ses principaux vecteurs de prescription, transformant le choix du jury en « vote-croupion ». Une sélection qui, outre le fait d’essuyer son lot de critiques, considère également comme portion congrue les 21 albums du « Prix jeunesse » qui ne font pas partie de la « Sélection officielle », allez savoir pourquoi !
Par ailleurs, pour la troisième année consécutive, le quotidien national Le Parisien/Aujourd’hui en France sollicite ses lecteurs pour élire à l’occasion du Festival « votre BD préférée », en assortissant le concours d’un tirage au sort où les trois électeurs gagnants recevront soit leur poids en BD, soit une planche originale, soit 50 BD. La sélection, issue du choix de la rédaction, est relativement équilibrée. Elle porte sur vingt albums qui vont de Il était une fois en France de Nury et Vallée (Glénat) au Maître de Ballentrae d’Hyppolite (Denoël Graphic), en passant par Thorgal de Rosinski et Sente (Lombard), ou encore RG de Dragon et Peeters (Bayou/Gallimard). Les lauréats des deux précédents concours étaient en 2005 Lucky Luke de Gerra et Achdé (Dargaud) et, en 2006, le Titeuf de Zep (Glénat).
Enfin, c’est au tour de Libération d’imiter son confère qui propose au suffrage de ses lecteurs une sélection de 10 albums apparaissant, sur son principe, comme une redite de la sélection officielle d’Angoulême, avec tous les inconvénients qui en découlent. Le jury de présélection composé de journalistes de Libé, était présidé par Jean Giraud alias Moebius.
Il n’est pas jusqu’à Livres Hebdo, le journal professionnel de la librairie qui ne sollicite ses internautes pour leur demander si « La fin de XIII » était ou non « l’événement le plus marquant de l’année 2007 ».
« Le suffrage universel de la culture »
Le terme est de l’historien Pascal Ory qui l’utilise (avec un zeste d’ironie, je suppose) en parlant de René Goscinny, dans la récente biographie qu’il lui a consacrée : « Les chiffres parlent d’eux-mêmes, comme on dit en démocratie. Il y a un suffrage universel de la culture et il est sans appel. » [1] Sans appel pour Goscinny et ses complices, en tout cas : succès de bande dessinée avec Astérix, Lucky Luke, Iznogoud…, succès littéraire avec Le petit Nicolas, succès cinématographique avec Astérix encore, succès de presse avec Pilote. Il n’y a effectivement pas de « suffrage » plus universel que le nombre d’exemplaires vendus pour mesurer la popularité d’un auteur ou d’une série. À cette aune, derrière « le roi René », une aristocratie des meilleures ventes apparaîtrait rapidement : les grands-ducs Uderzo, Van Hamme, Cauvin et Zep, les (bons) comtes Midam, Tome & Janry et Arleston, quelques barons comme Tardi, Bourgeon ou Dufaux, et les petits marquis du genre Joann Sfar et Lewis Trondheim. Inutile de dire que les Crumb, les Munoz, les Goossens et autres Eisner passent, à leurs côtés, pour des culs-terreux.
Schumpeter avait déjà souligné la contradiction entre l’économie et la démocratie [2]. On peut faire le même constat en ce qui concerne la bande dessinée : entre l’élu des lecteurs du Parisien/Aujourd’hui de 2005 (le Lucky Luke de Gerra et Achdé) et celui de 2006 (le Titeuf de Zep), les lecteurs n’ont pas fait la différence entre un erzatz et un original. De la même façon, la plupart des appels au public pour choisir une œuvre dans une sélection ont abouti, bien naturellement, à l’élection d’un titre déjà notoire. En réalité, ce type d’élection est parfaitement narcissique. Il consiste à inviter le public à s’auto-congratuler sur ses choix et aux supports de ces concours de lui dire : « Vous voyez, nous vous comprenons, nous avons les mêmes goûts que vous. Vous avez bien raison d’être notre client ». Cela a du sens pour les communicants de ces entreprises qui y voient là une occasion de faire du « marketing viral », mais cela n’a aucun sens pour le public, sauf sans doute pour le gagnant qui va emporter « son poids en album », surtout s’il a le physique d’Obélix.
Symboliquement, la portée de ce genre de prix est à notre avis assez désastreuse. Un palmarès, c’est un choix. Autoritaire, prescripteur. Son critère majeur, c’est sa crédibilité. Celle-ci ne se gagne que sur une sélection cohérente, réfléchie, incontestable. Cela ne nous semble pas être le cas de la sélection d’Angoulême aujourd’hui. La multiplication de ces suffrages chaque année au mois de janvier traduit à la fois l’immense popularité du Festival, ce dont nous nous réjouissons, mais aussi, c’est indéniable, une forme de contestation vis-à-vis de son palmarès. Les communicants de Libé et du Parisien/Aujourd’hui l’ont bien compris. La direction du Festival ferait bien d’en tirer la leçon.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême
Du 24 au 27 janvier 2008
Réservation et renseignement sur le site du Festival
[1] Pascal Ory, Goscinny – La Liberté d’en rire, Perrin, Paris 2007, page 9.
[2] Joseph Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie (1942), Petite bibliothèque Payot, no 55.
Participez à la discussion