Je connais Willem, le Grand Prix d’Angoulême 2013, depuis plus de trente ans. C’est un dessinateur admirable et un esprit vif. Je l’ai toujours aimé au point que j’ai eu la chance d’avoir publié un ouvrage qui fait partie de ses œuvres complètes, Serre-moi fort, Fred Fallo ! (Magic Strip, 1985). À ce propos, je me dois de vous livrer cette anecdote : Avec ce livre, Willem et moi avons été censurés... par un imprimeur !
Il s’agissait de Proost à Turnhout, grand fournisseur de bandes dessinées à la plupart des éditeurs sur la place. Le bon de commande est signé, les films sont livrés, le compte à rebours commence... Une semaine plus tard, je reçois un coup de fil de l’imprimeur : "- Nous ne pouvons pas imprimer votre ouvrage" me dit-il. Je m’étonne : c’est une simple impression en noir et blanc.
L’imprimeur m’explique que son monteur, qui est un grand catholique, refuse de monter les films sur les formes d’impression. Je lui suggère d’en mettre un autre sur le job. Il me dit que, malheureusement, il est délégué syndical et que, tombé sur une page de l’album où un flic se retrouve "avec un saucisson dans le derrière", il refuse absolument de travailler sur cet album qui outrageait les bonnes mœurs. L’imprimeur a du me faire un chèque pour que j’aille me faire imprimer ailleurs...
Ceci pour dire qu’à mon sens, ce compagnon de route de Joost Swarte, d’Ever Meulen, du groupe hollandais Tante Lenny presenteert... est totalement légitime pour rejoindre l’Académie des Grands Prix. Après tout, avant lui, bien d’autres étaient peu connus du grand public : Marijac, Lob, Blutch ou même Crumb, à l’époque très peu publié en France. Ils n’étaient pas illégitimes pour autant.
Reste que cette élection suscite des réactions tranchées. Le dessinateur de Charlie Hebdo, anticlérical, pornographique et scatologique parfois, suscite des manchettes qui n’ont jamais été aussi cinglantes. Le Soir de Bruxelles titrait hier : "Willem, le Grand Prix « caca quéquette » de la BD" !
La plus prestigieuse académie de la bande dessinée
Rappelons que Le Grand Prix est distinct du Festival : C’est le Grand Prix de la Ville d’Angoulême, une académie qui regroupe tous les anciens lauréats, pour autant qu’ils soient encore en vie. En font partie : Fred, Mézières, Tardi, Bilal, Druillet, Pétillon, Cabanes, Gotlib, Margerin, Mandryka, Vuillemin, Juillard, Goossens, Boucq, Crumb, Cestac, Veyron, Schuiten, Loisel, Zep, Wolinski, Trondheim, Muñoz, Dupuy & Berberian, Blutch, Baru, Spiegelman, Denis.
Dans le groupe, il y a ceux qui ne viennent plus pour raison de santé (ex : Fred), d’autres parce qu’ils n’ont jamais envisagé d’y siéger (ex : Crumb), d’autres parce qu’ils se sont plantés dans leur agenda (ex : Boucq). Mais ils ont le droit de donner leur procuration. Ainsi, pendant des années, Will Eisner a donné sa procuration à Mézières.
Les Anciens contre les Modernes.
Or, qu’est-ce qu’une Académie ? Un conservatoire des savoirs, un club de membres élus par leurs pairs dont l’objectif est d’inscrire leur discipline dans une tradition qu’ils perpétuent soit en accueillant parmi eux, Primus inter Pares, un auteur qu’ils considèrent comme un égal, soit en édictant un certain nombre de normes et de règles, ce que l’Académie des Grands Prix n’a encore jamais établi jusqu’ici.
Dans son acception populaire, à l’exemple de l’Académie française où sont élus des prélats et des hommes politiques, l’image de l’académicien est celle d’un "vieux con", d’où l’appréhension d’un Trondheim lorsqu’il a été élu : cet accessit sonnant comme un fin de carrière. Est-ce la raison pour laquelle il a été le plus actif ces jours-ci pour faire bouger les lignes ?
Toujours est-il, qu’en agitprops efficaces, Trondheim et quelques autres Jeunes-Turcs, ont suffisamment impressionné Benoit Mouchart pour qu’il ait eu envie de changer la donne. Déjà, ces dernières années, le collège s’était renouvelé : Zep, Trondheim, Blutch, Dupuy & Berberian, voire même Spiegelman, offrant un accueil plus favorable aux nouvelles tendances de l’édition (Romans Graphiques, Mangas...). C’est le résultat d’un véritable combat entre les anciens et les modernes.
Les rivalités ont toujours existé : on se souvient de Morris claquant la porte de l’Académie à l’élection de Vuillemin. On connaît aussi la lutte serrée que livrent depuis des années les "auteurs complets" contre les scénaristes, les batailles rangées qui ont abouti à l’élection de certains membres dont les autres ne voulaient pas... "- C’est la génération Charlie hebdo contre celle de L’Association !" entend-on. Mais ces âpres luttes demandaient-elles une réforme ?
Une réforme, quelle réforme ?
On entend souvent cet argument, parfois même dans l’enceinte même des Grands Prix : "les "vieux" Grands Prix ne sont pas à la page, ne lisent plus de BD". Cet argument est, en fait, irrecevable. D’abord, la preuve en a été donnée, la liste des candidats est très courte. Rien n’empêche les plus jeunes des Grands Prix de se montrer proactifs, de faire envoyer par les éditeurs les ouvrages de la Short List six mois auparavant, histoire que le vieux ponte se mette à jour.
En réalité, c’est moins le manque de connaissance qui est stigmatisé par la jeune garde que le conservatisme des anciens, d’ailleurs traités de "réacs" par les plus grossiers d’entre eux. Mais, putain !, le propre d’une académie, c’est de produire un académisme, autant demander au pape de rapper comme 50 Cent !
On parle de consanguinité, de cooptation... Et alors ! Une académie a un rôle de conservatoire, rassemble et célèbre les classiques d’aujourd’hui, et beaucoup de gens aimeraient qu’un hommage soit rendu aux gens qui les ont fait vibrer leur vie durant. Fred, Brétécher, Gotlib, Pétillon, Wolinski, Muñoz... ont marqué notre existence et la reconnaissance de leur importance a une fonction régressive sans laquelle aucune connaissance n’est possible.
Une communication ratée
Le pire du pire dans cette histoire est la communication désastreuse qui a accompagné cette réforme. Elle a été annoncée lors de la conférence de presse du Festival en décembre dernier. Sauf qu’un bon nombre de membres de l’Académie, comme François Boucq qui en avait entendu parler, en ignoraient le contenu. Quand ils ont vu que le Grand Prix devait être élu au suffrage des auteurs, ils ont halluciné. L’Académie devenait une instance-croupion qui n’avait plus son mot à dire ! Ils ont dès lors imposé d’avoir le dernier mot.
La liste, qui est celle des noms qui tournaient ces dernières années (rappelons que Benoît Mouchart assistait aux réunions), a servi de base à une liste électorale. Du côté du Festival, on nous dit que les Académiciens ont été consultés. C’est vrai, mais on oublie de nous dire que la liste finale a été tripotée pour ajouter des Japonais, voire des femmes pour que les quotas politiquement corrects soient respectés. Il ne nous semble pas que cette liste finale ait été soumise à un vote de l’ensemble de l’Académie. Nous laissons à 9eArt+ le soin de contester ou de confirmer.
Ce nouveau mode de scrutin enfin a été balancé sans accompagnement explicatif et a suscité de notre part le plus grand étonnement et aussi, un certain nombre d’interrogations qui ont déplu à une direction du Festival qui n’aime pas qu’on la critique..
Tartuffe dans les urnes
Le système de vote était tartuffe au possible : nos amis de Ferraille avaient beau s’échiner à donner à la chose le caractère le plus ludique qu’ils soit (et ils n’ont pas démérité, là n’est pas la question), le fait de s’adresser seulement aux auteurs accrédités était une sombre connerie. Car enfin, nous sommes au XXIe Siècle ! Était-il impossible créer une page dédiée sur Internet, avec un système d’identification verrouillé, pour faire voter l’ensemble de la profession ?
Les auteurs, vissés à leur fauteuil de dédicace (les éditeurs paient seuls leur déplacement, ne l’oublions pas, quand ce ne sont pas les auteurs eux-mêmes qui le font...), quand ils étaient au courant de l’élection, car aucun courrier ne leur a été adressé, devaient se rendre spécialement à l’espace Franquin, trouver le bureau de vote dans le sous-sol (aucun fléchage à l’entrée) avant de glisser un bulletin de vote, non-scellé dans une enveloppe et donc lisible par tous, dans une urne transparente fournie par la Mairie (et donc cadenassée et pourvue d’un compteur), ceci alors qu’ils avaient peut-être mieux à faire : retrouver les copains ou prospecter un nouvel éditeur en ces temps incertains...
Jeudi à 16 heures, l’urne de l’Espace Franquin contenait 13 bulletins de vote remplis pour 16 candidats ! Constatant probablement l’échec de leur méthode, les organisateurs ont du promener parmi les bulles l’urne hissée sur un diable, pour motiver les auteurs à voter. Le ridicule était achevé.
Au final, selon Benoît Mouchart, ce sont 537 suffrages, sur 1500 attendus qui se sont exprimés. D’après le twitto envoyé par Trondheim, ce sont 5 noms qui ont été arrêtés : Alan Moore, Katsuhiro Otomo, Akira Toriyama, Chris Ware et Willem, soit deux Japonais, un Anglais, un Américain et un Hollandais, invités à rejoindre une Académie franco-belge.
Une Académie humiliée et un Festival décrédibilisé
Cette réforme a provoqué rancœurs et colère. Rancœurs car cette liste de nominés de 16 noms laisse entendre que le choix est arrêté pour les 16 prochaines années. Un auteur connu m’expliquait : depuis plusieurs années, il faisait partie de la Short List... Et là rien ! Le voici exclu pour la prochaine décennie ? Et si l’on changeait la liste des prochains nominés, quid des anciens nominés qui seraient exclus à leur tour ?
Colère enfin car cette réforme qui consiste à dire aux membres de l’Académie qu’ils sont tellement séniles qu’ils ne sont plus en phase avec la bande dessinée de notre époque passe mal. Certains Grands Prix, comme Wolinski vis-à-vis de Trondheim, ne cachent plus leur hostilité vis-à-vis de cette jeune garde d’impertinents.
Quant aux auteurs accrédités sollicités, pour beaucoup, il suffit de voir le remous que cela suscite sur Facebook, ils ne se reconnaissent pas dans le choix de Willem, "réparé" par un Grand Prix Spécial. Pénélope Bagieu le résume très bien dans un tweeto : "En fait on votait pour le prix SPÉCIAL, pas le Grand Prix, j’avais pas compriiiiiis."
Une Académie humiliée, un Festival décrédibilisé par ce mode de scrutin... Le triumvirat du Festival, Franck Bondoux, Marie-Noëlle Bas et Benoît Mouchart a fait très fort pour le 40e.
Et c’est le bon Willem qui en est la première victime.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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