Est-ce une manœuvre pour convaincre la légataire universelle de l’œuvre d’Hergé, Fanny Rodwell ou juste un teasing ? Les deux peut-être. Toutes les interventions concourraient dans ce sens (voir les extraits publiés sur la vidéo YouTube en bas de l’article).
En dispute depuis quinze ans avec Casterman, Nick Rodwell s’est maintenant réconcilié avec l’éditeur "papier" de Tintin : "on a réglé le problème en cinq minutes" dit-il. On peut donc commencer à élaborer des stratégies éditoriales, le label Moulinsart devant à terme, imagine-t-on, devenir une marque ombrelle de l’éditeur historique du reporter à la houppe, récemment repris dans le cadre du rachat de Flammarion par le groupe Gallimard.
Première étape de la manœuvre, une "petite phrase" de Nick Rodwell au quotidien Le Monde : "On aura une nouveauté en 2052, pour protéger les droits", lâchée en pleine médiatisation de la reprise d’Astérix par d’autres créateurs que Goscinny & Uderzo. Le symbole est fort : Albert Uderzo, à l’imitation d’Hergé, avait longtemps affirmé qu’il n’y aurait plus de nouvel Astérix après lui, avant de faire un revirement spectaculaire.
Était-ce une blague ? Non, explique Rodwell : "C’était mon premier entretien avec Frédéric Potet, journaliste au Monde, que je n’avais jamais rencontré. Il a posé une question que personne n’avait posée depuis des années. J’étais très étonné [...] et pour éviter de dire "non", j’ai tout suite répondu, avec un esprit extraordinaire sans doute, trouvé la bonne réponse en disant :"Oui, juste avant que cela tombe dans le domaine public". J’ai même dit une bêtise, comme souvent, et j’ai dit que ce sera en 2053, alors que ce sera en effet le 1er janvier 2054. Mais si vous posez la question de savoir à quel moment nous allons préparer cet album, je peux répondre : autour de 2048."
Comme on lui fait remarquer qu’il risque de ne plus être en très bon état à cette date (Nick Rodwell aurait 102 ans), il répond avec une boutade et évacue la question qui fait comprendre qu’il ne peut pas parler à la place de son épouse, seul détenteur des droits de Tintin.
"Hergé n’a pas dit non" (Numa Sadoul)
Mais très vite, la conversation va aligner les arguments favorables pour une reprise. En mettant d’abord en cause le canon hergéen, la parole divinisée du créateur qui, dans un entretien accordé à Numa Sadoul en 1971 (Tintin et moi, 1975, page 61) dit : "Je crois que je suis le seul à pouvoir l’animer, dans le sens de donner une âme. C’est une œuvre personnelle au même titre que l’œuvre d’un peintre ou d’un romancier. ce n’est pas une industrie ! Si d’autres reprenaient "Tintin", ils le feraient peut-être mieux, peut-être moins bien. Une chose est certaine, ils le feraient autrement et, du coup, ce ne serait plus "Tintin".
De cette phrase canonique, on avait déduit qu’Hergé ne désirait pas de suite à Tintin. Mais Numa Sadoul qui tendait le micro à Hergé et qui donc peut se souvenir de l’esprit de la conversation, contrebat cet argument : "À l’époque où Hergé a dit cela [...], c’était en 1971. Il n’était pas très préoccupé par sa succession à l’époque, c’était un peu dans l’absolu, il disait qu’effectivement, à son avis, il était le seul à pouvoir animer Tintin. [...] Je vous ferais remarquer qu’il ne dit pas "non", à aucun endroit dans ce texte il ne dit "non, personne ne continuera Tintin après moi". Et d’ailleurs la question ne se posait pas en ces termes, ce qui préoccupait Hergé à l’époque, c’est qu’il avait des coloristes, des encreurs, des documentalistes, des décorateurs, tout un studio qu’il fallait faire vivre. Il le dit d’ailleurs dans mon livre, à un autre chapitre : il ne peut pas arrêter de travailler alors qu’il en aurait certainement envie, parce qu’il y avait ce studio à faire vivre. Donc, je ne sais pas si on peut utiliser cette citation pour infirmer ou affirmer qu’il ne saurait y avoir des suites éventuelles à Tintin."
"Il y a deux corps de Tintin" (Benoît Peeters)
Le biographe d’Hergé Benoît Peeters rebondit sur l’argument et ajoute : "Cette déclaration est aussi une affirmation d’autorité de la part d’Hergé à ce moment-là. Vers la fin des années soixante, Hergé, après avoir énormément travaillé, après s’être totalement consacré au travail, dans une autre phase de sa vie, prend davantage de vacances, se passionne pour d’autres choses comme la peinture et, aux yeux de ses collaborateurs parfois, délaisse un peu trop Tintin. Et puis, certains, à commencer par Jacques Martin qui est encore aux Studios Hergé à cette époque-là, avec Bob De Moor, Roger Leloup, et quelques autres se disent : "le patron ne va pas assurer notre avenir".
Effectivement, pendant l’une de ses absences répétées, ses collaborateurs entreprennent une "planche bidon", une reprise de Tintin dessinée et assortie d’une ébauche de scénario, qui aura le don de mettre Hergé en fureur : Même s’il a eu des assistants, il s’est toujours considéré comme le seul créateur de Tintin.
Numa Sadoul, confirmant en cela une prise de position récente conclut que "si quelqu’un de talentueux voulait s’emparer de l’œuvre d’Hergé pour la continuer, cela ne me dérangerait pas du tout." Exit l’oukase canonique.
Quel genre de reprise ?
Vient ensuite la question de la reprise éventuelle, chose dont on a largement débattu avec celle d’Astérix, de son "authenticité", de sa qualité artistique, de l’impression qu’auraient les lecteurs de lire un "faux Tintin"...
Benoît Peeters mobilise étonnement l’argument... monarchique ! : "De la même façon qu’il y a deux corps du roi, il y a deux corps de Tintin. [...] Le roi est mort, vive le Roi ! [...] J’ai l’impression que pour Tintin, il y a quelque chose du même ordre. Il y a une œuvre d’un auteur que nous respectons, que nous admirons et que personne n’égalera jamais. C’est l’oeuvre d’Hergé, l’œuvre personnelle. [...] Et puis, il y a eu, et je crois que l’on peut vraiment s’en réjouir, un très long délai de deuil : trente ans, trente-et-un ans bientôt depuis la disparition d’Hergé, un peu plus si l’on prend le dernier Tintin achevé, Tintin et les Picaros. [...] Un délai très suffisant pour qu’il n’y ait aucune confusion entre l’œuvre créée par Hergé et la manière qu’il pourrait y avoir de revisiter ses personnages, de revisiter ce monde sans le faire passer pour du Hergé, en acceptant que c’est un Tintin "vu par...", un Tintin d’un autre point de vue. Je dirais donc, pour aller jusqu’au bout de mon idée, qu’il y a deux corps de Tintin : le corps que l’on pourrait appeler "le corpus", l’œuvre telle qu’elle existe, et puis ce que j’appellerais, et là j’emprunte au vocabulaire de la théologie, "le corps glorieux de Tintin" : Tintin est toujours là, il est là dans sa gloire, il est là dans l’imaginaire de chacun, et chacun de nous a envie de le prolonger. Parfois, c’est hors du monde de la bande dessinée, avec Spielberg, avec Jackson demain, avec des objets, avec des études, mais pourquoi pas à travers une fiction, du moment que cette fiction se donne comme un hommage, un Tintin "vu par" et n’essaie de cloner, ni le dessin d’Hergé -et d’ailleurs quelle époque ce dessin pourrait-il cloner, comme à l’époque du Lotus bleu ou à l’époque des 7 Boules de cristal ?-, ni à la manière de raconter d’Hergé qui est liée à son temps. Comme un certain nombre de grands héros ont vécu une deuxième vie : Alice, Peter Pan et bien d’autres, Tintin pourrait se prolonger dans l’esprit des lecteurs et ce serait une forme de générosité que de laisser accéder ce "corps glorieux de Tintin" au public."
Mais Peeters fixe ses conditions : "Ce qui me dérange, au fond, c’est l’idée de faux. C’est de faire passer une œuvre tardive pour la même chose, avec la même présentation que dans la collection. Pour l’instant, dans la collection de Tintin, il y a 24 numéros.[...] Je n’imagine pas de voir un numéro 25 s’y ajouter exactement dans la même présentation en faisant croire par la couverture, par la manière de placer le lettrage et le nom de l’auteur que c’est Hergé. Quand on voit le film de Spielberg, on l’aime ou on ne l’aime pas, chacun a sa sensibilité, mais on sait que c’est autant le Tintin de Spielberg et Jackson que le Tintin d’Hergé. Il a pris quelque chose d’Hergé, il l’a amené dans un autre médium. A partir de ce moment-là, nous n’avons pas beaucoup de craintes. [...] Surtout, si un jour Tintin était ravivé, que ce soit par quelqu’un de talent et pas par un tâcheron. Il faut que ce soit un vrai auteur. Nous sommes beaucoup à admirer le travail qu’Émile Bravo a fait sur Spirou, qui est une merveille, et je pense que si c’était fait un jour dans cet esprit-là, que cela ne pourrait pas nuire et qu’il n’y aurait pas de confusion."
La messe est dite. Le reste du débat tournait autour des mêmes questions, la présence du patron de Média-Participations, Claude de Saint-Vincent, éditeur de Blake & Mortimer, d’André Juillard, dessinateur en titre de nos deux héros britanniques, étant là pour appuyer les arguments avec l’exemple d’une reprise réussie, en particulier commercialement et de l’avocat du FIBD, Renaud Montini qui confirma que l’ayant-droit aurait un droit moral sur ces usages, même lorsque l’œuvre sera tombée dans le Domaine public.
Le message est passé. On suppose que Nick Rodwell montrera les extraits vidéo du débat à son épouse, l’homme d’affaires anglais confirmant que cette question faisait l’objet de "nombreuses conversations à la maison". On suppose qu’une fois les réticences levées, on verra apparaître un Tintin dans pas longtemps, cette activisme médiatique de ces dernières semaines n’étant qu’une forme d’aveu.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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Photos : Didier Pasamonik (L’Agence BD)
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