Après la prestation édifiante de l’année dernière, les festivaliers accrédités à la cérémonie des Fauves étaient arrivés avec un mélange de curiosité et d’appréhension. Mais était-ce la conséquence des réactions enflammées de 2016 ou de l’annonce de la ministre cette semaine de sa volonté de placer une tutelle sur la gouvernance du festival, la soirée s’est présentée d’une façon humble et rythmée qui tranchait nettement avec celle de l’année dernière.
Elle commença comme d’habitude avec l’hommage aux auteurs disparus cette année, notamment via la projection de deux vidéos culturo-humoristique de la Coccinelle de Gotlib, Stéphane Beaujean, le nouveau directeur artistique du FIBD imposa une atmosphère respectueuse et un tempo fluide sans temps mort.
Il a notamment exprimé sa reconnaissance au Grand Prix de l’année précédente, qui a aidé le FIBD à panser ses plaies : « Merci à Hermann, qui a été extrêmement bienveillant et passionné : Il a nous toujours accueilli avec beaucoup de chaleur, et cela a été vrai plaisir de travailler avec lui, notamment grâce à de passionnantes conversations. Et il passe maintenant le relais à Cosey, ce qui nous augure d’amoureuses contemplations du ciel du haut des cimes suisses. »
En contrepied des « faux-fauves » de l’année dernière, le directeur artistique a eu une pensée pour tous les sélectionnés qui allaient repartir de cette cérémonie sans récompense : « Cela nous attriste de savoir qu’une majorité repartira déçu, car on ne fait pas ce travail pour rendre les autres tristes. Et même si nous pensons récompenser les meilleurs albums de cette année, dites-vous qu’il ne s’agit que d’un choix subjectif qui couronne en théorie les meilleurs albums, mais c’est l’œuvre du consensus d’un jury au sein d’une sélection singulière. Votre infortune compte beaucoup dans la noblesse de cette sélection et de cette cérémonie. » Une première !
Le ton de la remise des prix n’a pourtant pas du tout été morne, notamment grâce à l’intervention de l’humoriste Nora Hamzawi, membre du jury. Elle a d’entrée prévenu l’assistance : « Je ne me risquerais pas à faire de l’humour aujourd’hui : le niveau de l’année dernière était très élevé, et je ne voudrais pas risquer de faire moins bien ! » Grands rires dans la salle.
Et l’humoriste d’enchaîner en dévoilant quelques coulisses du fonctionnement du jury, du point de vue de la non-professionnelle de la bande dessinée qu’elle est : « Pour légitimer ma présence au sein du jury, on m’a expliqué qu’ils désiraient non des experts du milieu, mais au contraire, des amateurs justement non pointus. Le genre de phrase que tu ne sais pas trop comment tu dois le prendre. Un peu comme si vous étiez délégué de classe alors que vous êtes nul en cours. Et je dois avouer que j’avais beaucoup fantasmé sur les délibérations des prix pour le FIBD : "Cela doit fumer, picoler, discuter politique et actualité !", me suis-je dit. Et c’est vrai que cela picole beaucoup ! En tout cas, merci à tous, car vous m’avez sauvé du vieux complexe. En effet, lorsque je rentrais à la bibliothèque de mon école, j’étais accueillie par un « Ah, Mlle Hamzawi, vous recherchez sans doute un livre avec des images ?" me lançait en m’humiliant par une dame du CDI[[Centre de Documentation et d’Information.], qui sentait l’encens et la clope froide. Et grâce à vous, je suis heureuse que vous m’ayez fait découvrir la lecture avec des livres intelligents, et avec des images ! »
Comme annoncé précédemment, voici la liste des lauréats :
Fauve de la BD alternative : Biscoto, Le journal plus fort que costaud, édité par Association Biscoto éditions (fondé par Julie Staebler & Suzanne Arhex)
Jean-Christophe Menu est venu rendre, selon lui, « un double prix » : « Je voudrais attribuer un prix officieux au jury du Prix de la BD alternative, car la délibération est une des rares réunions qui aboutit toujours à un consensus : aucun membre du jury n’est frustré depuis une quinzaine d’année. Une exception pérenne pour tout ce qui peut se dérouler à Angoulême… Normalement, nous alternons des récompenses pour des initiatives française et internationale, car nous recevons des projets des quatre coins du monde. Et cette année, nous voulons saluer un concurrent régulier, qui participe à la compétition depuis trois-quatre ans, et qui s’adresse à la jeunesse : Biscoto »
Les deux actuelles co-édictrice de Biscoto, Julie Staebler & Catherine Staebler sont montées recevoir leur prix en expliquant leur démarche : « Biscoto est un journal mensuel qu’on publie depuis quatre ans : nous défendons une presse culottée, audacieuse et alternative, qui place l’accent sur l’image. Nous voulons éduquer des lecteurs curieux, avec un sens critique pour l’avenir. Et nous partageons bien entendu ce prix avec la centaine d’auteurs qui ont contribué à Biscoto depuis ces quatre années. Pour ceux qui s’intéressent à notre engagement éditorial et humain, nous fixons rendez-vous dans notre 50e numéro qui paraîtra prochainement. »
Fauve du prix public Cultura : L’Homme qui tua Lucky Luke, de Matthieu Bonhomme (Lucky Comics)
Pour rappel, ce prix est élu par le public au sein d’une sélection de douze titres choisis par les libraires de Cultura. Notons tout de même une participation en déclin, car si 20.000 personnes avaient voté en 2016, Jean Luc Trottener représentant de l’enseigne a cette année annoncé « Plus de 15.000 votants »... Un effet "primaires" ?
Voici ce que nous écrivions précédemment concernant cette interprétation du mythique héros créé par Morris : « En fin connaisseur du médium bande dessinée, Bonhomme a su habilement varier les ambiances pour livrer un récit qui se lit d’une traite. Après un début lugubre, l’alternance de moments intimes et de partage, ou de séquences non dénuées d’humour donne une belle cohérence au récit, permettant à toutes ces allusions et références de prendre le pas sur une intrigue un peu moins convaincante. Le lecteur ne s’y trompe pas, notamment dans une superbe séquence finale qui fait la part belle à la psychologie de l’homme qui tire plus que son ombre. »
Déjà titulaire du prix des lycéens de Poitou-Charentes, Matthieu Bonhomme est venu recevoir ce second prix, habillé par hasard de la même couleur du fauve. Outre les remerciements d’usage, l’auteur a noté que le western est un genre parfois nommé, mais pas souvent primé. « J’ai donc une pensée pour deux auteurs : Christian Rossi & Christophe Blain que je considère respectivement un peu comme mon père et mon frère en bande dessinée. »
Fauve Polar SNCF : L’Été Diabolik, d’Alexandre Clérisse & Thierry Smolderen (Dargaud)
Tristan Martine avait attiré notre attention sur cet hommage aux années Sixties, et au menaçant Diabolik : « Cet « Été Diabolik », servi par Smolderen & Clérisse louvoie entre rêve et réalité, entre acide et espionnage. L’avalanche de références aurait pu faire craindre un récit trop sage, trop hermétique ou versant trop dans le pastiche. Il n’en est rien ! Ce récit graphique, construit sur des faux-semblants, louvoyant intelligemment entre roman d’initiation, polar et histoire d’espionnage, ferait assurément un très bon film. En attendant, on en prend plein les yeux, tout en savourant son plaisir ! Un petit bijou graphique à recommander chaudement ! »
Fauve du patrimoine : Le Club des divorcés, Tome 2 par Kazuo Kamimura (Kana)
Investi dans son rôle, Stéphane Beaujean a rappelé que ce prix récompense une œuvre publiée il y a plus de vingt ans, et dont le travail éditorial permet de de redécouvrir une œuvre de qualité.
Et c’est Christel Hoolans de (Kana) qui est venu le chercher : « Je suis très contente de recevoir ce prix, car cela fait dix ans qu’on édite Kamimura, dans l’indifférence presque totale [Pas celle d’ActuaBD...NDLR]. Son œuvre est pourtant une leçon d’élégance et d’épure. Et son style reste intemporel car on m’a encore demandé des dizaines de fois d’organiser une dédicace avec l’auteur, alors qu’il est décédé depuis des dizaines d’années [NDLR : 1986]. Je tiens à remercier sa fille pour le travail de classement et d’archivage des œuvres de son père, ce qui aide beaucoup les éditeurs. Enfin, je tiens remercier Stéphane Beaujean, car il est le commissaire de l’exposition proposée cette année. En effet, nous n’avons reçu que des compliments sur cette expo qui a réuni plus de 150 originaux, ce qui est très rare dans le domaine du manga. »
Citons encore Florian Rubis, dont nous vous conseillons la lecture de l’article concernant cette superbe exposition consacrée à Kamimura : « La relance de l’intérêt pour l’artiste japonais doit beaucoup à la persévérance éditoriale démontrée à son sujet par la collection Sensei de Kana. La proximité de l’éditeur avec sa fille et principal ayant droit a contribué à la profusion de presque 150 originaux présentés à Angoulême. Le legs prolifique d’un grand maître trop tôt disparu tel Kazuo Kamimura trouve un bel écrin dans le musée des Beaux-Arts d’Angoulême. Les amateurs de bande dessinée japonaise le savent bien : en ce domaine, l’occasion se présente rarement d’admirer des originaux - surtout autant ! Festivaliers, précipitez-vous sur la possibilité ainsi offerte ! Pour les apprécier, les Angoumoisins auront, eux, jusqu’au 15 mars 2017. »
Fauve d’Angoulême - Prix Révélation : Mauvaises filles par Ancco (Cornélius)
Le prix Révélation s’adresse à un auteur qui a réalisé trois livres maximum. Et d’après le jury, le choix d’Ancco a fait très rapidement fait l’unanimité.
Nous avions déjà eu l’occasion de découvrir le travail cette jeune autrice lors de l’exposition réalisée par le centre culturel coréen de Bruxelles dans le cadre de la Fête de la BD de Bruxelles 2016 : « Je désire apporter une vision autobiographique, mais sans exagération. Mon travail se porte également sur l’odeur. Je veux faire "sentir" des éléments au lecteur, au sens olfactif [du terme]. »
La jeune Coréenne s’est présentée sur scène, très émue : « Je n’arrive pas à croire que je sois là aujourd’hui. Je pensais que j’étais une personne bizarre, car j’habitais toute seule et je passais mon temps à dessiner. Grâce à ma venue à Angoulême, je me suis rendu compte qu’il y a avait beaucoup de gens bizarres comme moi : c’est donc cela, la bande dessinée ? »
Fauve d’Angoulême - Prix de la série : Chiisakobe, tome 4 par Minetaro Mochizuki (Le Lézard Noir)
Aurélien Pigeat nous parlait avec passion de cette série de Minetaro Mochizuki : « [Le] design [de Chiisakobe] semble tout droit sorti de La Famille Tenenbaum de Wes Anderson : entre la barbe, les lunettes de soleil et le bandeau, on colle au plus près du Richie incarné par Luke Wilson dans le film, et on attend le grand moment où on devrait enfin découvrir le visage du héros. Ce choix, et l’emprunt lui-même, créent immédiatement un décalage burlesque savoureux qui permet d’en partie désamorcer des situations délicates et de tempérer le pathos par une forme de légèreté savamment dosée. Tout ceci permet de déployer des trésors d’intelligence et de tendresse, comme on en découvre peu dans le manga. Avec un tel titre, le Lézard Noir propose indéniablement l’une des références de l’année à destination d’un public adulte. »
L’éditeur est monté sur scène pour recueillir la récompense : « Il est gênant de recevoir un prix pour l’auteur. Surtout qu’il n’est pas là cette année, car il était présent l’année dernière et m’avait exprimé sa déception de ne pas avoir ramené de prix alors qu’il était déjà sélectionné. Il s’excusait de cet échec... ». Une belle leçon d’humilité.
Fauve d’Angoulême - Prix Spécial du jury : Ce qu’il faut de terre à l’homme, par Martin Veyron (Dargaud)
« Cette fable est rondement menée par Martin Veyron, expliquait Tristan Martine, Qui l’agrémente de son sens de l’humour, de la dérision, mettant en scène de nombreuses situations cocasses. Cela rend son propos malgré tout très léger, vivant et très agréable à lire. Son dessin est toujours d’une rare élégance, tout en rondeur, son découpage rend l’ensemble d’une lisibilité exemplaire, extrêmement rythmé et fluide, et les couleurs sont simplement magnifiques et nous plongent avec délice dans une Russie du XIXe siècle très bien peinte. Un conte philosophique très réussi ! »
Fauve d’or - Prix du meilleur album : Paysage après la bataille par Philippe de Pierpont & Éric Lambé, (Actes Sud BD/Frémok)
Posy Simmonds, la présidente britannique du jury, est montée personnellement sur scène pour remettre ce prix, alliant classe, humour et décontraction : « C’est un honneur d’être présidente du jury en dépit de l’affaire du Brexit ! Le niveau global était très élevé, et nous avons besoin de la force créative de la bande dessinée dans cette période difficile. »
Notre collaborateur Frédéric Hojlo n’avait pas manqué de souligner les attraits indiscutables de cet album : « Alors que le livre fait plus de 400 pages, les auteurs ont employé une économie de moyens. Économie du trait d’abord : certaines cases sont d’un minimalisme qui s’approche de l’abstraction. Aucun élément inutile ne vient distraire de l’essentiel. Économie des couleurs également : une bichromie aux tons sépia (lavis et brou de noix !) n’empêche pas quelques fulgurances. Économie de paroles enfin : de nombreux passages sont muets, les sentiments n’ayant ici nul besoin d’être explicités. Mais la parole s’avère finalement libératrice et salutaire. »
« Le travail sur la forme permet dans ce livre de suggérer les émotions, sans jamais les souligner lourdement. À l’horizontalité du paysage s’oppose la verticalité des arbres. À la noirceur du moral de Fany s’oppose la blancheur de la neige qui envahit peu à peu les pages. Aux détails réalistes s’opposent des passages oniriques à la fois freudiens et cauchemardesques. La répétition des motifs minéraux et organiques sème le trouble et rappelle la douleur morale accablante qui écrase cette mère comme orpheline de son enfant. Comment vivre, ou au moins survivre, après une épreuve dont il semble impossible de se remettre ? Les auteurs ne proposent aucune solution. Ce n’est pas leur propos. Ils suggèrent simplement qu’il peut être possible de continuer avec cette déchirure, même s’il faut admettre que certaines choses ne seront plus jamais comme avant. »
Bouleversés, les auteurs se renvoyaient leur émotion, cherchant leurs mots : « Je suis aussi scénariste, expliquait Éric Lambé, Mais ici, je n’ai rien fait au niveau des dialogues, car ils sont rares dans cette histoire, mais mon dessin s’investissait complètement dans son accomplissement »
« Cela fait vingt ans qu’on travaille ensemble sur quatre livres, expliquait Philippe de Pierpont. Et dès le début, nous nous sommes dits que nous pourrions travailler ensemble, mais que nous ne serions jamais amis. Et finalement, nous nous sommes trouvés, et au-delà ! »
« Merci pour ta confiance renouvelée, a terminé Éric Lambé. Et le peu de paroles dont on n’a besoin pour exprimer des sentiments forts. Merci à nos éditeurs de nous avoir laissé porter notre exigence jusqu’au bout ! » Des éditeurs parmi lesquels Frémok, qui fête ses 20 ans cette année, et qui s’est associé pour ce livre à un autre éditeur-défricheur : Actes Sud.
C"est donc avec cette émouvante conclusion que se clôt une cérémonie sobre mais classe, placée sous le signe de la consensus, et qui a fait la part belle à Dargaud, Lucky Comics et Kana, son label manga.
(par Charles-Louis Detournay)
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Photos : D. Pasamonik (L’Agence BD)
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