La conférence de presse organisée par Glénat en l’honneur de l’un de leurs dessinateurs-phare Ryoichi Ikegami s’est tenue jeudi dans une salle confidentielle du Musée d’Angoulême, devant un parterre de la plus fine fleur des journalistes (dont, évidemment, votre serviteur). Le dialogue est modéré et traduit par le YouTuber, Streamer et Japonophone Benzaie, les plus de vingt ans ne doivent pas connaître...
Place au récit !
Dans sa prime jeunesse Ryoichi Ikegami, aujourd’hui d’un âge vénérable de 78 ans (qu’il ne fait vraiment pas), était l’assistant et le disciple du légendaire Shigeru Mizuki. La question est simple et la réponse surprend : quel est le plus grand enseignement que son maître lui a laissé ?
Le plus grand enseignement que j’ai retenu de Mizuki-sensei est très simple. "La vie n’est rien qu’un pet" (rires dans la salle). Ça peut paraître futile, mais c’est vrai car au regard du cosmos, même si nous vivions 1 000 ou 10 000 ans, ça ne serait rien d’autre qu’un instant éphémère. (Suivi d’un silence songeur, et un peu interloqué)
Sans transition (bravo à l’orateur pour être parvenu à rebondir sur ça), nous passons aux questions sur Sanctuary, titre emblématique de sa bibliographie en ce moment réédité par Glénat. Est-il plus difficile de dessiner une œuvre qui dépeint une vision critique de la société contemporaine ?
De nombreux scandales ont agité la vie politique du japon, mais ils sont restés
peu connus, on en parlait très peu. Il fallait un certain courage pour les aborder, encore plus pour consacrer une série de manga entière aux déboires de la classe politique et à ses compromissions avec la mafia. On a pu faire Sanctuary parce que le Japon est une démocatrie, mais ça aurait été un peu plus dur et même impossible de faire ça dans un régime plus strict.
À ce propos. C’est aussi une histoire de Yakuzas qui sont dépeints avec une certaine précision et réalisme. Comment vous êtes vous documenté sur ce monde souterrain ? Avez vous rencontré des vrais gangsters ?
Sho Fumimura est le scénariste, c’est donc lui qui a les détails et les secrets sur la recherche. Il ne m’a jamais dit être allé voir des Yakuzas pour se documenter, mais je sais qu’il a été voir des gens très proches de ces organisations, qu’il les a interrogé. Mais c’était tout de même dangereux : un jour, après avoir dessiné un épisode particulièrement violent de Sanctuary dans lequel un personnage se fait décapiter, j’ai reçu un coup de téléphone d’une personne a l’air très menaçant, et j’ai alors compris que la tête en question dans cet épisode ressemblait à un vrai chef Yakuza. Alors, j’ai changé de numéro de téléphone bien sûr. (à nouveau, rires dans la salle). Certains gangsters lisaient sans doute nos mangas. C’est pour ça que Sho Fumimura, dans un des épisodes, fait dire à un personnage qu’il ne détestait pas les Yakuzas. Il y avait entre eux et nous une forme de communication par manga interposé.
Puis, place au présent et à la série qui justifiait l’invitation des deux géants au FIBD : l’excellente Trillion Game. Cette série aborde un aspect inédit de votre carrière : la comédie. Comment en êtes-vous venu à aborder ce thème inhabituel ?
C’est grâce à mon éditeur talentueux que j’ai pu me lancer dans cette oeuvre, et aussi parce que j’ai à mes côtés un scénariste de génie. On était persuadé de trouver une alchimie unique entre mon dessin et ses scénarios. Au début j’ai refusé, je n’étais pas sûr de pouvoir le faire et je leur conseillais de faire appel à quelqu’un de plus jeune. Mais tout le monde était tellement déçu et tellement insistant que j’ai fini par accepté et le résultat est heureusement au rendez-vous. C’est vraiment une oeuvre de divertissement pur que je dessine comme si c’était ma dernière, ce qu’elle sera sans doute vu mon âge !
Le trait d’Ikegami dans ses œuvres est caractérisé par une très grande fluidité, et d’exceptionnelles mises en pages. Quand pensez vous à cette mise en scène, et comment concevez vous vos dessins ?
Je commence toujours par lire le scénario attentivement, puis j’essaie d’imaginer l’univers du manga. Ensuite, j’imagine à quoi le scénariste pensait en l’écrivant, quel message il faisait passer. J’en fais mon interprétation propre. Pour le dessin, mon but c’est de faire en sorte que le le lecteur ne ressente pas la présence des cases, ce qui oblige à trouver des astuces pour fluidifier les planches. En fonction du contenu, d’une manière générale le plus important n’est pas de savoir bien ou mal dessiner, c’est surtout d’avoir un dessin cohérent avec le contenu, un dessin qui ait "compris" le sujet.
Quelle sont vos techniques de mises en couleur favorites ?
Quand j’étais jeune, sans ordinateur, on devait peindre à la main donc je suis toujours attaché à cette méthode. Maintenant avec l’outil informatique, c’est moi qui donne les bases à mes assistants et eux le font puis je rajoute à l’acrylique les détails. Car j’aime peindre, donc je tiens à le faire à la main. Et j’aime aussi qu’il reste un certain ressenti du pinceau, impossible à obtenir à l’ordinateur.
Du yakuza au politique en passant par le monde de l’argent, qu’est ce qui vous attire dans ces univers liés à la jeunesse et surtout au pouvoir ?
Ce sont des mondes où les gens se trompent ou se font tromper, mentent et se font mentir. Des univers dans lesquels une seule erreur peut coûter la vie. Je je suis très attiré par les hommes qui vivent dans ces mondes là. Cette attirance est aussi érotique pour moi, c’est pour ça que tous mes personnages sont beaux gosses. (en riant)
Vous avez travaillé avec beaucoup de scénaristes très connus et influents. Qu’est ce qui vous impressionne le plus chez les scénaristes avec qui vous travaillez ?
Les scénaristes sont toujours de "construction massive", ils sont robustes. Inagaki lui est très bon pour les descriptions, et dans son cas, c’est lui qui dessine les storyboards. Donc je reçois les storyboards déjà dessinés, avec beaucoup de détails déjà faits. Tsuge-sensei (Yoshiharu Tsuge, également un mentor important d’Ikegami, ndlr) disait qu’une fois qu’on a le découpage, le manga est terminé. Donc je dis à mon éditeur : "mais j’ai quoi à faire alors ?" Mais en m’y mettant je me suis rendu compte que c’était encore plus dur que de dessiner à partir du texte simple, car je dois rajouter des émotions à partir des dessins d’Inagaki. C’est très difficile de dessiner par dessus quelqu’un d’autre
Avec quel scénariste aimeriez vous ou auriez vous aimé travailler ?
À mon âge vous savez... J’ai déjà un pied dans la tombe, donc j’ai du mal à me projeter dans l’avenir. (rire)
(par Jaime Bonkowski de Passos)
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