La BD, parfois considérée comme un art mineur, a-t-elle sa place dans un musée ?
Plus que jamais. Et pour plusieurs raisons : premièrement parce que la bande dessinée n’est plus un art mineur, si tant est qu’elle l’ait jamais été. Les classifications sont arbitraires, même si elles sont parfois nécessaires. Dans le cas de la bande dessinée, sa réputation de genre mineur ne vaut que si l’on tient son mode de diffusion éphémère et peu coûteux, donc populaire (la presse, le papier journal, le comic book) en piètre estime. Ironiquement, le populaire n’a pas « bonne presse » auprès des élites sociales des 19e et 20e siècles. On a disqualifié ce qui était le « roman populaire » au 19e siècle, parce qu’il paraissait en feuilletons dans les journaux et que les libraires éditeurs vendaient la plupart de ces romans ensuite sous forme de brochures périodiques appelées « livraisons ». Est-ce à dire que Balzac, Sue et Dumas – pour ne citer que les plus connus de ces écrivains coutumiers du genre – ne méritaient pas de figurer dans les catalogues des grands éditeurs ? Non, bien sûr. C’est la même chose pour les artistes de l’art séquentiel ou du 9e art. Et voici la deuxième raison : Ce sont des artistes à part entière dont les œuvres doivent être soumises au même regard critique que les œuvres des artistes des arts dits « majeurs ». Rappelons que nombre d’entre ces artistes ont appris leur art auprès de maîtres du dessin et de la peinture. Lorsque le comic book est lancé, à New York en 1934, beaucoup de jeunes artistes y voient un moyen de gagner leur vie avec leur art. Et il leur était interdit d’être mauvais, sinon, aucun journal et aucun éditeur n’achetait longtemps leurs strips. Enfin, pour revenir à la question initiale, toute œuvre n’a pas sa place dans un musée parce qu’elle existe, mais parce qu’elle répond à plusieurs des critères importants pour son époque. Le musée en soi n’est pas une institution infaillible. Les acquisitions sont faites en fonction de ces critères. La mission – ou la responsabilité – d’une institution muséale n’est pas de collectionner indistinctement – ceci est la caractéristique du collectionneur – mais d’anticiper sur la pertinence d’une œuvre et sur la validation qu’elle recevra dans le futur.
Dans quels domaines se sont illustrés les auteurs et dessinateurs juifs ?
Dans toutes les branches de l’art séquentiel, pour autant qu’ils aient été de bons auteurs. Evidemment, on parle surtout des super-héros (Superman, Batman, Captain America et tant d’autres figures célèbres…) ou du roman graphique. Mais historiquement, c’est le genre fantastique qui a surtout bénéficié de leurs talents. Pensons à Bernard Krigstein qui est l’auteur de magnifiques nouvelles publiées par EC Comics. Et que dire de Harvey Kurtzman, de Jack Kirby et de Joe Kubert aujourd’hui. C’est certainement lié à une époque où l’imagination de tous était fascinée par la science et la technique. Et cette attirance pour le fantastique continue aujourd’hui. Un chat qui parle… et qui raisonne comme le chat du rabbin de Joann Sfar mettrait plus d’un d’entre nous à dure épreuve dans la réalité, mais nous sommes ravis de l’imaginer. Mettre en images la figure légendaire du Golem a séduit plus d’un dessinateur, qu’il soit juif ou non. Enfin, beaucoup d’artistes ont aussi gagné leur vie comme caricaturistes, comme publicitaires et comme illustrateurs.
Après les USA, quels sont les pays où ils ont beaucoup apporté ?
J’aurais tendance à dire l’Europe, l’Argentine, le Japon et Israël parce que c’est là que je vois que des traditions et des écoles se sont installées dans le long terme. Mais après tout, je suis trop peu compétente sur ce domaine pour trancher sur cette question.
Comment se partage dans l’expo la part des auteurs juifs et celle des thèmes juifs ?
Je ne suis pas partie de la question « dessinateur juif ou non ? » ou bien même de « thème juif ou non ? ». J’ai d’abord voulu comprendre comment se sont créés des codes visuels se référant à la mémoire et à l’histoire – et notamment à l’histoire juive qui est mon objet premier. En remontant aux sources des processus d’élaboration de ces codes, on trouve par exemple des écrivains, des photographes, des souvenirs personnels. On trouve des thèmes et des images très habituels dès que l’on s’interroge sur la mémoire juive. Certains sujets rares, ils ne sont abordés que par un ou deux auteurs. Évidemment, l’autobiographie offre des trésors d’images et de références au judaïsme. Mais elle n’est pas la seule.
Convaincre votre hiérarchie a été difficile quant à cette exposition ?
Non. Notre directrice, Laurence Sigal, avait déjà exposé les dessins de Maus de Art Spiegelman plusieurs années avant l’ouverture officielle du Musée d’art et d’histoire du Judaïsme. Mais il a été difficile de trouver un angle d’approche qui permettait de montrer une exposition d’histoire de la BD. Nous avions aussi le souci de la langue et de la compréhension des œuvres par le public. Montrer des œuvres anglophones, dont peu sont traduites en France, c’est un risque. Beaucoup de lecteurs de BD ne connaissent pas les auteurs américains que nous présentons.
Comment avez-vous choisi les intervenants ? Les partenaires ?
Le choix de Didier Pasamonik comme conseiller scientifique s’imposait car il y a plusieurs années que nous discutons ensemble des possibilités de monter une exposition de bande dessinée au musée et des auteurs qui devraient y être montrés. La lecture des quelques-uns des textes qu’il a rassemblés pour son livre en préparation La Diaspora des Bulles. BD et judéités a été très instructive. Pour le partenariat, avec le Musée juif d’Amsterdam, c’était aussi une évidence car mes collègues hollandais voulaient faire une exposition sur la bande dessinée.
Nous avions trouvé intéressant le travail des scénographes Marianne Klapisch, Mitia Claisse et Florence Lombardo, notamment pour l’exposition À Table. Grâce au graphiste et dessinateur Yann Legendre, nous avons rencontré Pete Jeffs qui a fait la conception graphique de l’exposition. Le choix s’est fait sur le critère des projets qu’ils ont proposés. Ils répondaient à notre double souci de sortir des mises en scènes conventionnelles des expositions BD et de rester dans le domaine du musée.
Une telle manifestation a-t-elle déjà eu lieu ailleurs ? (on pense aux États-Unis)
Une exposition de ce genre ? En France, mise à part l’exposition Les Maître de la BD européenne en 2000 à la BNF, non. C’est en parlant que le projet s’est précisé et surtout après que j’ai vu l’exposition Masters of American Comics et aussi celle de Jerry Robinson, Good and Evil in American Comics, au Musée juif de New York en septembre 2006.
Allez-vous faire un effort particulier en direction du public scolaire, notamment collégien et lycéen ?
Oui, nous organisons un atelier sur le Golem et aussi des visites destinées aux enfants. Nous aurions aimé mettre en place un atelier « BD et mémoires », mais cela n’est pas encore possible. Bientôt peut-être.
Comment convaincre un néophyte, peu amateur de BD, à s’intéresser à l’exposition ?
Il n’y a pas de recette. Il faut essayer. Ceux qui aimeront visiter l’exposition en parleront autour d’eux. C’est une bonne manière de découvrir l’art séquentiel.
En tant que lectrice de BD, quelles sont les œuvres qui vous ont le plus touchée ?
Aujourd’hui, je suis incapable d’avoir une préférence. Je suis peut-être moins émue devant une œuvre numérique, mais au fond, chacune des œuvres présentées dans l’exposition m’a beaucoup touchée et cela tant par les textes qui sont d’une très grande intelligence que par le dessin. C’est pour cela que je les ai choisies. Toutes montrent que la mémoire est un fait sensible. Le constat le plus étonnant que nous fassions, une fois toutes les œuvres accrochées, c’est la force de leur sens et de leur graphisme. Chaque artiste/auteur a son style propre – ce serait une banalité à dire s’il n’y avait un déploiement aussi riche de ce que l’art séquentiel propose pour une réelle exploration graphique. C’est une épopée graphique sur un siècle.
Après la BD et les Juifs, le rock ? le cinéma ? le Jazz ?
Pourquoi pas. Cependant, si les choix de sujets étaient aussi simples ou binaires que « Les juifs et … », nous serions dans une pensée stérile. Heureusement, ce sont les questions qui surgissent d’une exposition à l’autre qui sont intéressantes et qui nous provoquent. Et ces questions là, elles ne se font pas annoncer, mais vous tombent dessus. En résumé, une exposition donne moins de réponses qu’elle ne pose de questions.
(par David TAUGIS)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Lire aussi :
L’exposition De Superman au Chat du rabbin ouverte au public
"De Superman au Chat du rabbin" au Musée d’Art & d’Histoire du judaïsme
Le programme complet sur le site du Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme
Informations pratiques
Musée d’art et d’histoire du Judaïsme
Hôtel de Saint-Aignan
71, rue du Temple
75003 Paris
Jours et horaires d’ouverture de l’exposition
Ouvert du lundi au vendredi de 11 h à 18 h et le dimanche de 10 h à 18 h.
Fermeture des caisses à 17h15.
Accès
Métro : Rambuteau, Hôtel de Ville
RER : Châtelet – Les Halles
Bus : 29, 38, 47, 75
Parking : Beaubourg, Hôtel de Ville
Tarifs et renseignements : 01 53 01 86 48 ou reservation@mahj.org
Exposition
Plein tarif : 5,50 € / tarif réduit : 4 €
Exposition + musée
Plein tarif : 8,50 € / tarif réduit : 6 €
Lire en Fête
Entrée libre dans la limite des places disponibles, sans réservation
Conférence
Tarif unique : 4 €
Rencontre avec Joann Sfar
Plein tarif : 4 € / tarif réduit : 3 €
Journée BD à l’écran
Plein tarif : 5 € / tarif réduit : 4 € (à partir de la 3ème séance)
Tarif couplé séance + exposition : 8 €
Participez à la discussion