Francfort, foire du livre, 15h30. Uderzo, en tournée promotionnelle, était accueilli avec faste et fierté dans ce temple de l’édition mondiale qu’est la Foire de Francfort (tous les éditeurs du monde y sont réunis une fois par an), reçu comme la star qu’il est, un phénomène de l’édition de grande ampleur comme il y en a peu dans le monde. En Allemagne, les ventes d’Astérix cumulent les 100 millions d’exemplaires, à peine moins que la France (110 millions). Dans ce pays qui adule le petit Gaulois, le nouvel opus de ses aventures est publié par les éditions Ehapa, une filiale du groupe Egmont [1]. Il occupe, comme en France, la place de la meilleure vente de l’année.
« En 1959, nous étions trois auteurs qui en avions marre de ces éditeurs qui nous demandaient de faire du Tintin [2], témoigne Albert Uderzo devant une salle comble . Lorsque nous avons rencontré François Clauteaux et que nous avons créé ensemble le Journal de Pilote en 1959, il nous a été demandé de faire un journal et des héros « très français ». Le succès venant, on nous a très vite accusé d’être xénophobes, de faire une bande dessinée au ton cocardier... Heureusement, vous nous avez publié, ici, en Allemagne et cela a très bien marché. C’est grâce à vous que nous avons pu faire la démonstration qu’Astérix n’était pas un personnage « typiquement français », mais un personnage international qui pouvait plaire au monde entier, parce qu’en fait, tout le monde lui ressemble. » Et effectivement, le petit Gaulois amuse aujourd’hui les lecteurs officiellement en 104 langues.
Le fossé des cultures
« Il a été créé en un quart d’heure, poursuit Albert Uderzo. Quand il a fallu dessiner le village, j’avais demandé à René : on le situe où ? « Où tu veux » m’a-t-il répondu, du moment que c’est au bord de la mer afin qu’ils puissent s’échapper pour partir en voyage. Je les ai donc situés en Bretagne, car c’était la seule région au bord de la mer que je connaissais... Quand René Goscinny est mort, j’ai fait mon premier scénario. En écrivant « Le Grand Fossé », je pensais au Mur de Berlin, imaginant un fossé qui séparait le village comme le mur qui, à Berlin, divisait des familles unies... C’est marrant, personne en Allemagne n’a compris l’allusion. Chez les Belges, en revanche, il y ont tout de suite trouvé un rapport avec le fossé qui sépare les Flamands des Wallons... »
Dans le dernier album, le fossé est plus grand encore puisque nos Gaulois, comme on sait, restant dans leur village, vont rencontrer des extraterrestres. « Il n’y a pas de raison, explique Uderzo, que les extraterrestres ne nous aient pas visités du temps des Gaulois. C’était mon idée de départ. J’ai voulu représenter ces extraterrestres sous la forme de la science-fiction des mangas et des bandes dessinées américaines avec leurs caractéristiques, comme ces Américains qui débarquent triomphalement en Irak. »
On n’en saura pas beaucoup plus car, exceptionnellement, pour remercier les Allemands de l’accueil qui lui a été fait, Uderzo a accepté d’accorder une séance de signature à ses fans. Émeute annoncée !
Dans les coulisses, le téléphone de Bernard de Choisy, le beau-fils d’Uderzo en charge du lancement d’Astérix pour les éditions Albert-René, gigote. C’est un coup de fil de Paris. On lui parle de l’article de Schneidermann dans Libération. Un éreintement cinglant, paraît-il.
« Pouvoir médiatix »
« Attention, scoop, annonce Daniel Schneidermann, un spécialiste des médias qui s’est fait connaître pour son émission de décryptage sur France 5, « Arrêts sur images » et qui tient dans Libération la rubrique « Médiatiques », Mettons les pieds dans le chaudron, et révélons ici une vérité occultée par les médias dominants : le dernier album d’Astérix, hélas, est mauvais. [3] » car il est, dit-il, « bourré d’extraterrestres protéiformes et assourdissant de batailles intergalactiques » (sic, car toutes les batailles restent en Gaule. NDLR.). Après une critique en règle de l’album, Schneidermann s’interroge : « Pourquoi si peu de journalistes ont-ils clairement exprimé que le dernier Astérix [...] est mauvais ? Pourquoi est-il si difficile d’écrire ce que marmonnent tous les lecteurs ?... » Il se risque à quelques explications : le bon monsieur Uderzo est sympathique, on ne va pas le blesser... Mais il y a plus grave : la presse est en quelque sorte « achetée » (Reportage exclusif concédé à France 2, Hors Série concédé au Figaro...) « Comment, après une telle « fleur », cracher dans la soupe ? » interroge sévèrement le journaliste. En fin d’analyse, il pointe du doigt une raison qui lui semble plus profonde encore : la presse est tétanisée par le phénomène Astérix, une « mythologie nationale », figée, comme devant Johnny, l’Abbé Pierre ou Zidane ! « Renonçant à exercer son droit de critique pour ne pas heurter une partie de son public, conclut Schneidermann, la presse abandonne un pan supplémentaire de son rôle de contre-pouvoir et, mécaniquement décourage une partie supplémentaire de son public. Bref, elle cherche encore sa propre recette de potion magique. »
Il nous semble manquer cet argument : la plupart des journalistes généralistes se sont interdits de critiquer l’album car, tout simplement, ils ne connaissent pas la BD. Devant un monument qui concerne autant de millions de fans, ils ont peur de dire des bêtises. La preuve, les rares journalistes qui n’ont pas hésité à critiquer vertement l’album sont Christophe Ono-dit-Biot du Point et Hugues Dayez de la RTBF, deux journalistes spécialisés en BD reconnus par leurs pairs. Le premier, cité par Schneidermann trouve l’album « mal fagoté, bancal, navrant... Le scénario, Uderzo n’est pas tombé dedans quand il était petit. » Quant au second, un journaliste belge (« Pourquoi belge ? » s’interroge Schneidermann sans pour autant le citer), il fut parmi les premiers critiques à donner de la voix contre le nouvel album, qu’il qualifie de « n’importe quoi ».
Emballement médiatique
Il n’est pas impossible qu’Hugues Dayez, bien connu en Belgique pour sa sagacité corrosive, par ailleurs auteur de la charge anti-Moulinsart « Tintin et les Héritiers » [4] mais aussi du livre d’entretiens « La Nouvelle Bande Dessinée » [5], soit à l’origine de cet emballement médiatique. Invité jeudi dernier à l’émission de Laurent Ruquier, On a Tout Essayé, il a raconté au Soir de Bruxelles comment il en est arrivé à jouer un rôle moteur dans cette révolte : « En fait, il y avait un embargo sur l’album jusqu’à vendredi passé. Je me le suis procuré jeudi. Je l’ai lu et dès le Journal parlé de 18 heures, j’ai fait une critique où je disais que cet album était n’importe quoi. À 19 h 30, il y a eu au JT un sujet où l’on m’interviewait et où je disais la même chose. Je ne m’imaginais pas ce que je venais de déclencher. En même temps, France 2 faisait un sujet très consensuel. Résultat : le sujet du JT de la RTBF a été repris sur TV5 le soir même et les images ont été envoyées dans les échanges EVN (NDLR : échange d’images entre les chaînes européennes). Le vendredi, France 2 passait à la fois l’interview d’Uderzo, disant en gros qu’il ne voyait que les chiffres et faisait fi des critiques venues surtout de Belgique, et la mienne. Ensuite, Europe 1 m’a appelé et même l’AFP a repris mes propos. »
En ce qui nous concerne, comme nos lecteurs ont pu le lire, nous considérons que ce débat sur la qualité du dernier Astérix est un non-évènement, un rituel qui se renouvelle à chaque sortie depuis que la série a un succès médiatique sans équivalent. Le vrai sujet, nous aurons l’occasion d’en reparler, c’est le message que délivre ce nouvel album : les mangas et les comics vont-ils envahir le marché de la BD française au point d’étouffer notre propre créativité ? Uderzo s’amuse à développer cette parabole. Quand il en parle, il a l’œil qui brille. Certains n’ont pas manqué de souligner le rôle particulièrement négatif qu’il prête aux personnages du Soleil Levant, alors que les Américains ont l’air à leurs côtés de braves cons débonnaires. En Allemagne, où les Mangas occupent désormais 75% du marché d’après l’éditeur de Tokyopop Germany, Joachim Kaps, la question interpelle. « Racisme ! » affirment les plus mangaphiles [6]. « Cela a du sens » avancent les autres. « On a l’impression, nous dit-on dans l’entourage de l’éditeur allemand de l’album, qu’ici comme en France, les critiques se décantent et que cette question-là sera à l’actualité de ces prochaines semaines. »
(par Didier Pasamonik - L’Agence BD)
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Illustrations : © Albert René
[1] Ce groupe publie également Astérix dans 23 autres pays dans le monde.
[2] René Goscinny, Jean-Michel Charlier et Albert Uderzo.
[3] « Astérix et le pouvoir médiatix » - Libération du vendredi 21 octobre 2005.
[4] Editions du Félin, janvier 2000.
[5] Editions Niffle, janvier 2002.
[6] Affirmation absurde, car il n’y a aucune incitation à la haine dans cet album.
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