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Astérix chez les Québécois : analyse d’un phénomène identitaire et commercial

Par Marianne St-Jacques le 24 mars 2019                      Lien  
Saviez-vous qu’Obélix a déjà vendu du Coca-Cola en compagnie de Céline Dion? Qu’un Parc Astérix devait voir le jour à Granby, en Montérégie? Ou bien que L’Astérix est le plus grand navire de ravitaillement au service de la Marine royale canadienne ? Pour les 60 ans d’Astérix, Tristan Demers a retracé l’histoire de la diffusion, de la réception et de la récupération du petit Gaulois au Québec.

Paru à l’automne 2018, à l’occasion du 60e anniversaire d’Astérix, Astérix chez les Québécois : Un Gaulois en Amérique (Éditions Hurtubise) retrace le parcours exceptionnel d’Astérix, devenu la BD la plus vendue au Québec en l’espace d’une génération.

Cet ouvrage est le fruit de deux ans et demi de travail. En plus de passer au peigne fin les archives publiques, Tristan Demers a multiplié les rencontres avec diverses personnalités intellectuelles, médiatiques et culturelles québécoises, dont les spécialistes de la BD Michel Viau, Sylvain Lemay, et Mira Falardeau, les universitaires Laurent Turcot (historien), Jean-Philippe Warren (sociologue) et Michel Noël (ethnologue), ainsi que différents acteurs du milieu de la bande dessinée. Même l’ancienne première ministre du Québec, Pauline Marois, a été interviewée, se prononçant ainsi sur l’utilisation des irréductibles Gaulois dans le discours des souverainistes québécois.

Astérix chez les Québécois : analyse d'un phénomène identitaire et commercial
Tristan Demers au Salon du livre de l’Ouatouais 2019.
Photo : Marianne St-Jacques.

Cet ouvrage paraît également huit ans après Tintin et le Québec : Hergé au cœur de la Révolution tranquille (Éditions Hurtubise, 2010), dans lequel Demers retrace le voyage d’Hergé dans la Belle Province et analyse l’influence que Tintin a eue auprès du public québécois. Rencontré dans le cadre du Salon du livre de l’Outaouais 2019, l’auteur explique sa démarche : « Tintin et le Québec, c’était pour célébrer l’affection que toute une génération – les baby-boomers – avait portée à Tintin. On a aimé Tintin car c’était la clé vers le voyage avant l’Expo ’67. C’était les assises de la Révolution tranquille, une BD acceptée par le clergé. Car dans Tintin, rien ne dépasse. Il n’y a ni relation ni semblant d’attirance physique pour qui que ce soit. On est dans la défense de la veuve et de l’orphelin. C’est un justicier humaniste.

Tandis qu’Astérix, c’est la génération suivante. C’est le Québec en éveil national qui cherche à s’émanciper. C’est l’arrivée des CÉGEPS, du ministère de la Culture, c’est aussi beaucoup les années 1970. Il y a avait quelque chose de nouveau parce qu’on s’identifiait au discours de combat de résistance des Gaulois dans nos actions politiques. Les deux livres sont complémentaires, mais celui d’Astérix est plus engagé que celui de Tintin […] On est dans l’identification de toute une nation au combat d’Astérix. »

Les Gaulois débarquent en Amérique

Si Astérix et Obélix ont fait leur première apparition dans le magazine Pilote en 1959, et si le premier album, Astérix le Gaulois, est lancé par Dargaud dès 1961, il leur faudra attendre quelques années avant que les deux comparses ne fassent leurs premiers pas dans le Nouveau Monde.

À l’initiative d’Yves Michaud, les Gaulois font leur première apparition dans le supplément jeunesse du quotidien La Patrie en novembre 1965, alors que celui-ci publie Le Tour de Gaule sous forme de feuilleton hebdomadaire. Le service de distribution Messageries La Patrie se charge également de diffuser le journal Pilote (avec un délai de 6-7 mois par rapport à la publication des numéros en France [1]).

Dès novembre 1969, c’est au tour du Soleil de Québec, de publier les aventures du petit Gaulois. Puis, en décembre 1971, Montréal-Matin, membre du groupe Trans-Canada (auquel appartient également La Patrie) emboîte le pas. Enfin, La Presse se joint au bal en 1979, en publiant Astérix aux Jeux Olympiques et Astérix et Cléopâtre [2].

© Éditions Hurtubise, 2018.

Du côté des albums, si quelques libraires s’approvisionnaient directement auprès de Dargaud, la diffusion d’Astérix est principalement assurée par Distribution Éclair, un fournisseur de diverses publications (dont Paris-Match et Playboy) auprès des librairies indépendantes et des dépanneurs (supérettes). Dirigée par Léo Brunelle, l’entreprise achète également les copies invendues de Pilote au journal La Patrie, pour les relier sous une nouvelle couverture : Magazine Éclair [3].

Puis, en 1977, Léo Brunelle fonde Presse Import. L’entreprise importe albums et journaux directement de Dargaud et confie la distribution locale à des sous-traitants. Les albums sont désormais vendus dans toutes les régions du Québec, et dans plusieurs grandes surfaces (Eaton’s, Simpson’s, Woolco, etc.) : « Astérix est maintenant la bande dessinée la mieux distribuée aux quatre coins du Québec. […] La table est mise pour transformer les aventures d’Astérix en phénomène social inégalé depuis les aventures de Tintin [4]. »

C’est ainsi que, de fil en aiguille, Astérix est devenu l’un des plus gros succès – sinon le plus gros succès – de la bande dessinée au Québec : « Au Québec, Astérix est la bande dessinée la plus vendue, celle qui obtient le meilleur placement en librairies et en grandes surfaces. À titre d’exemple, plus de 100 000 exemplaires d’Astérix et la Transitalique atterriront, en 2017, sur les tables des librairies et des grandes surfaces [5]. »

Le Québec, ce village gaulois

Selon Tristan Demers, le succès d’Astérix s’explique en grande partie par un phénomène d’identification. Aussi, si les Gaulois de Goscinny et Uderzo font d’abord figure de résistants français (vis-à-vis de l’occupant allemand ou de l’impérialisme américain), les Québécois se sont rapidement reconnus en eux.

Ainsi, au sein des mouvements indépendantistes et souverainistes québécois, le mythe du village gaulois est souvent évoqué afin de représenter la lute du Québec, qui cherche à préserver sa langue française et sa culture distincte. Les quatre territoires anglophones qui entourent la province deviennent alors des tcamps retranchés romains : l’Ontario à l’Ouest, le Nouveau-Brunswick (quoiqu’officiellement bilingue depuis 1969) à l’Est, le Labrador (quoiqu’avec d’importantes populations innues et inuites) au Nord et les États-Unis au Sud.

Tristan Demers (au centre) lors d’une table ronde sur les 60 ans d’Astérix, au Salon du livre de l’Outaouais 2019.
Photo : Marianne St-Jacques.

En entrevue, l’auteur précise : « Quand on parle de caricatures, je trouve ça intéressant de voir que pendant longtemps, on s’est servi de l’image d’Astérix et d’Obélix pour parler du fédéralisme et de l’idée de l’indépendance et de la souveraineté. […] Car pendant 50 ans, on était bleu ou rouge, souverainiste ou fédéraliste. […] Quand « Le Grand fossé » est sorti, le clin d’œil, c’était le mur de Berlin, même si l’album est sorti pendant la campagne référendaire [6]. On a bien faire dire à Astérix ce qui faisait notre affaire au moment où on avait nos propres combats, qui n’étaient pas ceux, bien sûr, de Goscinny et d’Uderzo. »

Ce phénomène d’identification atteindra sans doute son paroxysme au moment de la visite officielle de René Lévesque, alors premier ministre du Québec, à l’Élysée, en 1977 : « Accueilli en France par le président Valéry Giscard d’Estaing et une horde de journalistes, René Lévesque cite justement Astérix dans son discours officiel à l’Assemblée nationale. Le chef indépendantiste n’hésite pas à faire un rapprochement entre la nation qui vient de le porter au pouvoir et le petit moustachu : ‘Nous pouvons, tout comme vous, évoquer sans rire nos ancêtres les Gaulois. Même s’il advient de nous sentir cernés comme Astérix dans son village […] et de songer que l’Amérique tout entière aurait fort bien pu être gauloise plutôt que néo-romaine [7].’ »

Le potentiel commercial d’Astérix

Face à cet engouement et à cet attachement, les publicitaires ont vite fait de se servir d’Astérix pour vendre leurs produits. C’est ainsi que plusieurs grandes marques québécoises ont fait appel à l’image des Gaulois : les rôtisseries St-Hubert, les biscuits Whippet, les producteurs de lait, et l’aluminerie Alcan. Obélix a d’ailleurs vendu du Coca-Cola dans une publicité qui mettait également en vedette… Céline Dion ! (À noter que la diva de Charlemagne renouvellera sa collaboration avec les Gaulois, quinze ans plus tard, en interprétant la chanson thème du film Astérix et les Vikings).

Le cas de l’aluminerie Alcan est sans doute le plus surprenant. En 1969, Alcan a fait équipe avec les studios Belvision de Bruxelles afin de réaliser un court-métrage didactique mettant en vedette Astérix et Obélix. Dans cette vidéo d’entreprise – qui assume pleinement ses anachronismes – les Gaulois traversent la grande mare afin de visiter l’usine d’Alcan en compagnie d’un certain Alcanix. Diffusée dans les écoles et à la télévision de Radio-Canada, cette publicité avait pour objectif de mettre en valeur l’expertise d’Alcan dans le domaine de la métallurgie [8].

Selon Tristan Demers, ces opérations marketing ne sont pas anodines : « Dans la pub, ce qui est intéressant, c’est que l’aluminerie Alcan, les biscuits Whippet, Céline Dion, ce sont trois réussites typiquement québécoises. Ce sont des fleurons de consommation que l’on a choisi d’associer à Astérix et Obélix. Obélix a vendu du Coke Diète avec Céline. Astérix a vendu l’expertise de l’aluminerie Alcan. Les biscuits Whippet sont trouvés dans grosses promotions avec Astérix et Obélix aussi. »

Une table ronde pour souligner un triple anniversaire

Ce 60e anniversaire d’Astérix coïncidant avec le 40e anniversaire du Salon du livre de l’Outaouais (SLO), et le 20e anniversaire du programme de bande dessinée de l’École multidisciplinaire de l’image (ÉMI) de l’Université du Québec en Outaouais, une table ronde spéciale s’imposait au SLO. Animée par Sylvain Lemay, scénariste de BD et professeur à l’ÉMI, et mettant en vedette Tristan Demers, Mario Beaulac (professeur à l’ÉMI) et Christian Quesnel (auteur de BD et candidat à la maîtrise en BD à l’ÉMI), la discussion avait pour thème : « Nous sommes tous des Astérix : 60 ans d’Astérix et 20 ans du programme BD de l’ÉMI ».

Au cours de la table ronde, les intervenants se sont penchés sur l’essor de la BD québécoise, demeurée quelques temps dans l’ombre d’Astérix. Tristan Demers a d’ailleurs noté l’absence d’une véritable BD jeunesse québécoise dans les années 1980 : « Il y avait une époque où Astérix prenait tout l’espace. Je suis de cette génération. Quand j’ai démarré avec mes premiers salons du livre, en 1984-1985, j’avais 11 ou 12 ans. Il y avait Les Débrouillards. Je lisais Pif , le Journal de Mickey, Picsou Magazine... […] On lisait de la BD franco-belge du côté des enfants. »

Table ronde « Nous sommes tous des Astérix : 60 ans d’Astérix et 20 ans du programme BD de l’ÉMI » au Salon du livre de l’Outaouais 2019. De gauche à droite : Mario Beaulac, Christian Quesnel, Tristan Demers, Sylvain Lemay.
Photo : Marianne St-Jacques

Mario Beaulac, pour sa part, a rappelé la venue exceptionnelle des auteurs de Pilote à Montréal, en 1973 : Goscinny, Uderzo, Morris, Tabary, Charlier, Giraud, Druillet, Fred, Gotlib, Mézières, Bretécher, Jijé, et Forest. Parmi ces noms, plusieurs auteurs de la jeune génération ont eu un impact décisif sur l’évolution de la BD. Ceux-ci n’ont d’ailleurs pas hésité à ébranler les colonnes du temple de la BD : « Il y a eu Mai 68. À la suite de cela, lorsque le cirque Dargaud est débarqué au Québec en 1973, au CÉGEP Maisonneuve, il y avait parmi ces gens beaucoup d’auteurs d’une nouvelle génération qui était plus délurée. Il y avait Druillet, Mandryka… Et il y a eu une espèce de fronde chez Pilote, menée entre autres par un certain Jean Giraud. »

Pour Christian Quesnel, Pilote et Goscinny ont joué un rôle décisif, notamment en donnant une chance à plusieurs futurs grands auteurs, dont Philippe Druillet. Il rappelle d’ailleurs le rôle de celui-ci dans l’essor de Métal Hurlant, ainsi que l’influence de son dessin sur Star Wars.

Difficile d’évoquer l’importance d’Astérix au Québec sans évoquer la comparaison avec l’héritage particulier de Tintin. Or, cette « rivalité » dépassait largement les frontières de la Belle Province, comme l’a souligné Sylvain Lemay : « Hergé n’aimait pas Astérix, car il y avait une certaine jalousie. Quand il voyait les ventes d’Astérix, qu’Astérix devenait un personnage plus connu que Tintin, Hergé l’a mal pris dans les années 1960. »

L’auteur Christian Quesnel, lors de la table ronde sur les 60 ans d’Astérix, Salon du livre de l’Outaouais 2019.
Photo : Marianne St-Jacques.

Selon Tristan Demers, Astérix continue d’attirer le jeune public québécois, ce qui n’est pas nécessairement le cas pour le reporter du Petit Vingtième : « Il n’y a pas eu de nouvel album complet depuis 1976 (excluant L’Alph-Art). […] Ils ont fait de Tintin un produit élitiste, avec des cravates de soie à 60$. […] Je n’ai pas l’impression qu’ils parlent à mes enfants. Le ‘7 à 77 ans’ est devenu ‘55 à 82 ans’. Pour mes enfants, c’est non seulement une vieille BD, mais c’est une BD qui ne parvient plus à eux. »

Christian Quesnel abonde dans le même sens : « Tintin apportait la notion de voyage, mais aujourd’hui le voyage est tellement plus accessible. Le côté exotique est moins présent. Ils vendent des objets extrêmement chers. Astérix, de son côté, est resté plus démocratique. […] Si on regarde les parts de marché du manga, des grandes maisons d’édition françaises, Astérix est sa propre section à lui seul. Il occupe une grosse part de marché, 5 à 7%. »

Enfin, selon Mario Beaulac, alors qu’Astérix continue d’évoluer, Tintin est en quelque sorte demeuré figé dans le temps : « En choisissant de ne pas faire de nouveaux albums, Tintin devient un cénacle de la BD, une des œuvres-pivots du XXe siècle. L’œuvre d’Hergé est un témoignage fabuleux du XXe siècle. »

Mario Beaulac (professeur à l’ÉMI, Université du Québec en Outaouais), Salon du livre de l’Outaouais 2019.
Photo : Marianne St-Jacques.

(par Marianne St-Jacques)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782897811785

Astérix chez les Québécois : Un Gaulois en Amérique, par Tristan Demers, Éditions Hurtubise, 177 pages. Parution le 18 octobre 2018 en Europe et le 7 novembre 2018 au Canada.

Le 40e Salon du livre de l’Outaouais s’est tenu du 28 février au 3 mars 2019, à Gatineau.

[1Tristan Demers, Astérix chez les Québécois : Un Gaulois en Amérique, Éditions Hurtubise, Montréal, 2018, p. 17-18.

[2Ibid., p. 19-20.

[3Ibid., p. 20-22.

[4Ibid., p. 24.

[5Ibid., p. 158.

[6Premier référendum sur l’indépendance du Québec, en 1980, qui s’est soldé par une victoire du camp du « non » avec près de 60% des voix.

[7Astérix chez les Québécois, op. cit., p. 142.

[8Ibid., p. 47-48.

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